28 juin 1914 – Sarajevo – François Ferdinand d’Autriche

Le convoi s’avance lentement sur les pavés, entouré de la foule écrasée par la chaleur du soleil de midi. De chaque côté de la route, des badauds saluent le passage de l’Archiduc et de sa femme, alors que toutes les têtes derrière eux se contentent de jeter des regards vides à la limousine qui remonte la rue.

François-Ferdinand et sa femme répondent aux sollicitations de la foule par de brefs mouvements de tête, ou pour les spectateurs les plus enthousiastes, d’un simple geste de la main qui semble les combler. François-Ferdinand pose son autre main gantée sur celle de sa femme, ayant bien remarqué que celle-ci tremblait légèrement sans que l’on puisse mettre en cause les cahots de la limousine sur les pavés. Depuis les événements de ce matin, elle était nerveuse, tout simplement.

On leur avait jeté une bombe, rien de moins. Mais tombant à portée de l’Archiduc, celui-ci l’avait repoussée d’un geste hors du véhicule. En repensant à cette scène, il en tirait une certaine fierté. Elle s’était déroulée devant tant de témoins que bientôt, nul doute qu’elle serait transmise d’oreille en oreille et se transformerait peu à peu en véritable légende sur le courage de l’Archiduc d’Autriche-Hongrie et la Fortune penchée sur lui et son pays. Ses pensées reviennent à la limousine en pleine procession, il serre un peu plus fort la main de son épouse.

« Montrez-leur, Sophie, qu’une Duchesse n’a rien à craindre ! »

Elle laisse un sourire enfin paraître sur son visage et, redressant la tête, recommence à saluer les sujets amassés sur les trottoirs autour d’eux.

Le convoi ralentissant pour tourner à l’angle d’un café où déjà la foule s’amasse pour déjeuner, François-Ferdinand croise le regard d’un jeune homme vêtu d’un costume brun qui ouvre de grands yeux ronds en voyant la limousine passer devant lui. Il fait quelques pas, semble tituber, puis, se reprenant, écarte vivement un serveur sur son passage et s’élance au milieu des passants. D’un coup d’épaule, il bouscule le dernier badaud qui occupait le bord du trottoir et jaillit sur la rue au milieu du convoi. Autour de François-Ferdinand, on hurle :

« Halte ! »

Le jeune homme a déjà bondi sur le marchepied de la limousine et l’Archiduc comprend trop tard.

Un pistolet brille dans sa main.

D’un mouvement brusque, il tente de déstabiliser l’assaillant tout en se plaçant devant la duchesse, mais l’homme crie quelque chose en serbe avant que n’éclatent deux détonations.

Le projectile brûle l’Archiduc en lui traversant le cou, et il retombe en arrière, les mains sur sa blessure dont le sang pénètre jusqu’à ses gants. Le moteur de la limousine hurle, alors que tout autour on crie dans la confusion la plus totale. François-Ferdinand tourne douloureusement la tête pour voir Sophie, penchée en avant, inerte, une tâche vermeille croissant sur sa poitrine.

Quelqu’un lui tourne à nouveau la tête avant d’appliquer ses propres mains sur les siennes et tenter d’obstruer la blessure. C’est Karl, de la garde. Assis à califourchon sur la portière, il tente de retenir de son mieux la vie qui coule hors de son suzerain.

« On part tout de suite, votre altesse, on part ! »

Il se tourne vers le chauffeur en hurlant « À la résidence du gouverneur, vite ! Roulez sur tout ce qui ne s’écartera pas ! »

Les traits du visage de Karl semblent s’épaissir, devenir plus flous, alors que tout autour de François-Ferdinand, les sons semblent peu à peu s’étouffer. Les cris s’éloignent, tout comme le bruit du moteur de la limousine. Du coin de l’œil, l’Archiduc devine la forme blanche de la Duchesse, toujours penchée en avant, dont la tête dodeline avec chaque cahot du véhicule.

Il articule quelque chose à son attention et sent ses doigts se relâcher sur son cou, alors qu’il perçoit, comme lointaine, la pression des mains de Karl tentant de les retenir. Le visage du garde penché sur lui n’est plus qu’une tache rose sur l’immensité du ciel bleu au-dessus de lui. Un point noir qui clignote faiblement lui laisse à penser que Karl continue de lui parler, de l’encourager à quelque effort. Mais c’est trop tard.

Et son visage se tournant une dernière fois vers celui de Sophie, tout s’arrête.

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