10 juillet 1914 – Faubourg Saint-Jacques – Journal d’Antoine Drouot

Une sorte d’étrange malaise a plané toute la semaine sur l’imprimerie.

Depuis que Lucien nous a parlé de cette histoire de documents qu’étudiait son père sur le fonctionnement de l’atelier en effectif réduit, c’est comme si on passait notre temps à guetter un indice sur ce qui peut bien se tramer dans la tête de Mr Ledoux. Au début, on en discutait entre nous, on débattait et on se lançait dans de grandes théories, tantôt d’un optimisme improbable ¬ – Mr Ledoux souhaite ouvrir une seconde imprimerie et se demande s’il peut diviser notre effectif en deux –, tantôt d’un pessimisme fantasque – Mr Ledoux a des dettes de jeux qu’il cache à sa famille et pense liquider l’imprimerie pour se refaire.

Mais jamais on ne trouvait l’explication qui aurait pu clore définitivement le sujet, alors on y revenait, encore et encore.

Et comme si ça ne suffisait pas, le père Ledoux lui-même s’en est mêlé !

Samedi, on voit à l’entrée de l’atelier la silhouette de Mr Ledoux apparaître alors que notre service vient à peine de commencer et que je suis encore penché sur l’inspection de ma machine. Il balaie l’endroit du regard et nous faisons tous silence, avec la même idée en tête : suivre ses yeux pour comprendre ce qu’il observe.

Voyant que nous sommes tous occupés à l’observer, figés dans la position que nous avions lorsqu’il est entré – Jules est encore accroupi sur un imposant réservoir de papier –, il fait un grand geste de la main :

« Allez, au travail ! »

On fait mine d’obéir mais on continue tous de l’observer du coin de l’œil. Il marche tranquillement au milieu de nous, salue ici un travailleur, demande des nouvelles de la famille d’un autre, puis reprend son chemin en tapotant son ventre, une moue pensive sur le visage.

Il reste un moment à déambuler puis va finalement rejoindre Lucien dans le bureau au-dessus des machines où on peut les apercevoir discuter tranquillement.

À un moment, je vois Mr Ledoux qui tourne la tête dans ma direction, et croisant mon regard, me sourit.

Lorsqu’il redescend près d’une demi-heure plus tard, il vient droit vers moi et j’aperçois Jules qui prétend avoir des difficultés à charger du papier dans la machine à côté de moi pour mieux rester et entendre ce qui va se dire. Mr Ledoux ne le remarque pas, semble-t-il et, arrivant à mon niveau, il a un petit rire en me tendant sa main. Je ne peux la saisir : j’agite les miennes, couvertes d’encre.

« C’est que je ne voudrais pas vous salir, Monsieur Ledoux.
‒ Ah ! C’est très bien, Antoine, très bien ! Les mains sales, c’est le signe de l’ouvrier qui fait bien son travail ! Comment vas-tu, Antoine ? Comment va ta famille ? »

Je déglutis aussi discrètement que possible : je suis certain que s’il me demande ça, c’est pour mieux m’annoncer qu’il se sépare de moi ensuite.

« Bien, Monsieur Ledoux. Tout le monde va bien.
‒ Bon, bon. Dis-moi, Antoine, cela fait un moment que tu n’es pas venu manger à la maison. Ma fille me demande souvent de tes nouvelles, je suis sûr qu’elle serait ravie de te voir ! Que dirais-tu de venir demain midi ? »

Je parviens juste à bredouiller que ce serait un plaisir. Il hoche la tête, satisfait, et se dirige nonchalamment vers la sortie, la main toujours à tapoter le bas de son gilet, puis disparaît, comme un promeneur lassé de ses déambulations. J’en suis encore à me demander ce que peut véritablement me vouloir Mr Ledoux lorsque j’entends une voix dans mon dos :

« Oh oui, Monsieur Ledoux ! Bien sûr, Monsieur Ledoux ! Puis-je vous faire un bisou, Monsieur Ledoux ? »

Jules ricane derrière moi et je lui écrase ma main, couverte d’encre, sur le visage, l’obligeant à reculer en braillant. Avec tout le papier vierge qu’il manipule, il n’a pas intérêt à porter ses mains au visage. Il est sûr qu’il va passer un bon bout de la soirée avec cette peinture noire qui le fait ressembler à un Indien. À mon tour de rire.

Comme un gamin, Jules cherche autour de lui ce qu’il pourrait me lancer sans risque, quand Lucien arrive.

« T’es beau comme ça, Jules.
‒ Même sans, hein !
‒ Oui… Plus sérieusement : Antoine, qu’est-ce que mon père te voulait ? »
Mon ami paraît inquiet.
« Il ne t’a pas dit, là-haut ?
‒ Non, il m’a seulement parlé de commandes potentielles de nouveaux clients. Le bon point, c’est que ça veut dire que l’entreprise va bien. Mais toi, alors, que voulait-il te dire ?
‒ Il m’invitait à manger demain midi. Il m’a reparlé d’Agnès. »

Lucien souffle. Jules pouffe. Je hausse les épaules.

Agnès et moi, c’est une longue histoire. Enfin, Agnès et moi selon Mr Ledoux, surtout. Il m’a toujours eu à la bonne, et depuis que je suis à l’imprimerie et que je fais un travail qui semble le satisfaire, encore plus. Depuis que Lucien et moi sommes amis, Mr Ledoux m’invite régulièrement à sa table, l’occasion pour moi de déguster des plats et vins qui, sans être les plus onéreux de Paris, n’en sont pas moins choisis avec goût par le maître de maison qui se targue d’avoir quelques connaissances dans le domaine. Durant ces repas, son vrai plaisir, c’est d’essayer de marier l’une de ses filles à l’un des rares garçons en qui il a – je crois – confiance, et qu’il invite à sa table. Agnès a vingt et un ans, sa sœur Émilie en a dix-sept, comme ma sœur, et Mr Ledoux voudrait me rapprocher de son aînée…

Je n’ai rien contre Agnès : c’est une fille intelligente et jolie, avec un sourire délicieux, mais plutôt réservée. Les rares fois où nous nous sommes retrouvés tous les deux, nous n’avions pas grand-chose à nous dire. En dehors de la littérature, du moins : elle lit bien plus que moi, et je dois admettre que c’est l’une des personnes qui, m’ayant dit un jour qu’elle tenait un journal, m’a donné envie de m’y mettre, moi aussi. Mais autrement que sur ce sujet, nous ne faisons qu’échanger des banalités polies pour tenter de lutter contre la gêne qui risque à tout moment de s’installer entre nous.

Je pense que le fait que l’on fasse tout pour nous mettre ensemble produit l’effet inverse. En tout cas, sur moi, j’en suis sûr : quitte à finir mes jours avec quelqu’un, autant avoir choisi cette personne moi-même. Je suis probablement un peu idéaliste, mais je ne suis pas sûr de vouloir mener la vie que quelqu’un d’autre aura choisie pour moi.

J’ai mis un moment avant de trouver le courage d’annoncer à Lucien que, malgré les manœuvres de son père, je ne souhaitais pas épouser sa sœur. J’ai eu peur qu’il prenne cela comme une insulte, mais au contraire : le jour où je le lui ai dit, il a finalement été aussi soulagé que moi. Quant à Agnès, elle ne souhaite pas non plus m’épouser, comme me l’a un jour dit Lucien. Finalement, le seul qui croit encore à cette histoire, c’est Mr Ledoux. Et il n’est pas du genre à changer facilement d’avis.

En tout cas, ce soir-là, à l’imprimerie, nous n’en reparlons plus : on discute plutôt de ce que Mr Ledoux pouvait bien venir faire ici à une heure si tardive, et puis, avec l’arrivée des journaux à imprimer, nous nous mettons à l’ouvrage et oublions presque tout cela pour un temps.

Le lendemain midi, je me retrouve comme convenu assis entre Lucien et Agnès à la table familiale dans la salle à manger des Ledoux, chargée d’une lourde décoration où se mêlent souvenirs de familles et bibelots coûteux pour rappeler aux visiteurs la réussite de cette famille du Faubourg. Madame et Monsieur ainsi que leur fille Émilie affichent de grands sourires depuis l’autre côté de la table, couverte de plats me faisant tous envie. On discute de tout, de rien, des nouvelles, de ma famille, j’évoque l’idée de trouver un appartement et Mme Ledoux me dit justement connaître quelqu’un qui aurait une chambre à louer. Excellente nouvelle ! Je la remercie vivement. Un rendez-vous pourrait être arrangé la semaine prochaine, et alors que j’en suis à parler avec enthousiasme de mes projets d’emménagement, je vois Mr Ledoux devenir plus sérieux.

« Antoine… », me dit-il comme s’il avait quelque chose de grave à m’annoncer.

Cette fois, c’est la bonne : il me vire.

Je regarde mon verre de vin en me disant qu’il vient de m’offrir le repas du condamné. Bon sang, j’aurais dû le voir venir !

Et puis, il reprend.

« Antoine, tu vas avoir besoin d’argent pour cet appartement, non ?
‒ Oui, Monsieur Ledoux, c’est sûr, dis-je impatient de voir où il souhaite en venir.
‒ Ton salaire suffit ?
‒ Je pense. »
Je n’en dis pas plus et je le laisse poursuivre.
«  Bon. Il n’empêche que j’ai une offre à te faire. »

Je regarde le reste de la tablée, qui en retour, m’observe fixement en souriant. Eux savent. Même Lucien ! Et il ne m’a rien dit !

« Antoine, j’ai commandé une nouvelle machine anglaise. Plus performante.
‒ Excellente idée, Monsieur Ledoux. »
Je retiens avec peine un long soupir de soulagement en ayant enfin la réponse à la question que je me posais depuis des jours sur ses intentions. Je jette un regard à Lucien.
« Mais elle demande un peu de technique, de connaissances et d’attention. Alors je te le demande : que dirais-tu de passer chef de cette nouvelle machine, avec une hausse de salaire à la clé ? »

Je souris de toutes mes dents et tends ma main vers mon verre de vin, comme mû par l’envie de m’enivrer pour célébrer l’événement. Finalement, ma main traverse la table et celle de Mr Ledoux vient à sa rencontre.

« Je suis votre homme, Monsieur Ledoux. Quand la machine doit-elle arriver ?
‒ Au début du mois prochain. C’est une merveille, il faudra en prendre soin ! Elle demande moins de personnel, je vais donc pouvoir réattribuer certains à d’autres postes pour rendre le travail de tout le monde plus facile et… »

Je me tourne brièvement vers Lucien pour lui chuchoter : « Ah, c’était donc ça, les papiers que tu as vus sur son bureau ! » Je réalise que son père m’a entendu, avant de voir Lucien changer de couleur pour devenir plus pâle que jamais. Le sourire de Mr Ledoux disparaît lui aussi, et il s’arrête un instant, surpris, avant de joindre les mains sous son menton en m’observant comme une curiosité. Je réalise mon erreur et reste là, béat et gêné, l’espace de quelques secondes.

« Quels papiers, Lucien ?
‒ C’est-à-dire que j’ai vu… sur le bureau… des papiers concernant les effectifs et… »

Je regarde mon assiette en attendant que cela passe, Lucien fait de même, et nous ressemblons à deux enfants pris en faute. Je sens le regard de Mr Ledoux sur moi un moment, alors que plus personne ne parle, et il conclut finalement :

« Les papiers sur mon bureau ne regardent que moi, Lucien. Tout ce qui importe dans l’immédiat c’est que nous puissions bientôt travailler sur la nouvelle machine. »

Mais son ton ne convainc personne.

Sitôt le repas terminé, je sors avec Lucien au bas du petit immeuble et mon ami sort nerveusement une cigarette d’une poche de son veston. L’odeur du tabac emplit mes narines lorsque Lucien souffle sa première bouffée en soupirant.

« On a eu chaud là-haut.
‒ Je suis désolé, Lucien. Je n’aurais pas dû parler si fort. L’ambiance en a pris un coup.
‒ Ne t’inquiète pas, ce n’est pas grave. »
Il me donne un coup de coude alors que nous observons une voiture de laquelle sort toute une petite famille en grande tenue.
« Tu veux savoir ce qui me trotte dans la tête, là, maintenant ?
‒ Je t’écoute.
‒ C’est que si c’est pas par rapport à l’histoire de la machine, ces papiers, alors à quoi ça rime ? En plus il l’a dit lui-même : il va réorganiser les équipes pour faciliter le travail de tout le monde, donc ne virer personne. Alors qu’est-ce qui se p… »

On s’interrompt lorsque la porte s’ouvre derrière nous, révélant la silhouette ventripotente de Mr Ledoux prêt à partir pour l’imprimerie. Il regarde son fils en secouant lentement la tête.

« Avec tes poumons, tu devrais peut-être arrêter le tabac.
‒ Oui… dit-il en écrasant rapidement sa cigarette.
‒ D’ailleurs, en parlant de ça… Antoine, pour ce nouveau poste, il faudrait peut-être que tu passes une visite médicale.
‒ Ah ? Mais je vais bien, Monsieur Ledoux, je vous l’assure.
‒ C’est aussi ce que l’on pensait pour Lucien, il a dû te le dire. Je prendrai rendez-vous avec notre médecin de famille, il est très bien.
‒ Bien, bien, Monsieur Ledoux », dis-je, rassuré de voir qu’il ne m’en veut pas de mon indiscrétion.

Il observe le pied de son fils écrasant sa cigarette puis lui jette un regard qui en dit long avant de passer entre nous pour s’éloigner d’un bon pas, seul. On le suit du regard alors qu’il remonte la rue pavée et, à cet instant précis, la question qui me taraude depuis des jours me revient une fois encore :

« Qu’est-ce qu’il sait que nous ne savons pas ? »

Le soir même, nous décidons Jules, Lucien et moi d’essayer de nous détendre plutôt que de nous concentrer là-dessus en allant fêter la promotion que l’on vient de me proposer, et convenons donc d’un rendez-vous dès le lendemain du côté des Tuileries pour notre plaisir coupable : profiter du temps qui passe, assis à une bonne terrasse à observer les badauds.

Et en été, quel spectacle ! Tous les cafés de la rue de Rivoli envahissent les pavés de tables et de chaises au point que l’on se demande où ils pouvaient bien toutes les stocker. Le résultat ne se fait pas attendre : les terrasses sont bondées, on parle, on rit, on joue aux cartes et on se moque des conducteurs bloqués qui klaxonnent. Généralement, on leur laisse une minuscule place pour passer entre le trottoir d’en face et les tables, mais les larrons ont leurs habitudes : la rue est à eux, alors qu’on en dégage, et vite !

Et comme toujours, il s’en trouve un pour aller chercher un agent de police et lui demander de faire cesser ce cirque. Las ! Sitôt le pauvre homme arrivé au café, on lui laisse le choix : soit il affronte seul la foule de badauds et demande à chacun de déguerpir sur-le-champ, soit il va trouver le patron pour parlementer et celui-ci ne manquera pas d’offrir à boire au pauvre homme mourant de chaud dans son uniforme noir.

Généralement, le chauffeur en colère se retrouve donc comme un imbécile alors que le policier qu’il avait mandaté va se chercher une chaise pour boire un peu avant de reprendre sa patrouille.

Ainsi va la rue de Rivoli, l’été, à Paris. Et malheur au conducteur qui ne le saurait pas !

Alors que nous sommes assis à nous moquer d’un charretier transportant des meubles usés, qui fait de grands gestes en demandant en vain à la foule de s’écarter, Lucien manque de peu de s’étouffer avec son vin blanc en surprenant la conversation de quelqu’un derrière nous.

« Tu ferais bien d’aller voir ton médecin, et vite.
‒ Mais je vais bien !
‒ C’est bien le problème. »

Un grand homme avec un élégant chapeau blanc en costume impeccable de la même couleur semble ainsi étrangement s’inquiéter de la bonne santé de son ami, un garçon visiblement plus jeune, mais aussi plus large d’épaules, qui semble presque déborder de son gilet de cuir qui a vu des jours meilleurs. Tous les deux se resservent à boire, et l’homme en blanc se penche un peu plus vers son camarade, puis reprend la conversation en chuchotant.

Je regarde Lucien qui essuie le vin de sa bouche et lève un sourcil dans ma direction. Nous nous sommes compris : cette conversation sonne étrangement comme les histoires de médecin de son père. Jules, qui surprend nos échanges de regards, nous dévisage tour à tour, curieux.

« Vous comptez vous faire des mamours, ou bien ? »

Je me penche vers lui pour lui expliquer de quoi il retourne, tout en lui indiquant du bout du menton les deux hommes que nous venons d’entendre :

«  Ils ont une conversation bizarre. Aller voir le médecin même si tout va bien.
‒ Et alors ? Ils font peut-être partie de ces gens qui ont tout le temps peur de tomber malades.
‒ Des hypocondriaques ?
‒ Oui, c’est ça. Mais je ne comprends pas bien : en quoi leurs histoires vous intéressent ? sourit Jules comme s’il s’adressait à deux commères.
‒ Tu sais, la visite médicale où ils ont trouvé quelque chose à Lucien ? C’est son père qui avait insisté de la même manière. Et quand il m’a proposé le nouveau poste, il a insisté, pareil.
‒ Et tu penses que c’est lié ?
‒ Ça, j’en sais rien, mais c’est curieux. Enfin bon, tu me vois aller leur demander ?
‒ Toi, non. Moi, oui ! Allez ! »

Avant que Lucien ou moi ne puissions le retenir, Jules se lève d’un bond et se faufile entre les chaises pour aller tapoter sur l’épaule de l’homme en blanc. Se tournant, ce dernier l’observe de haut en bas avec un regard inquisiteur où l’on perçoit une pointe d’aversion. Jules se contente de sourire de toutes ses dents, les poings sur les hanches.

« Bonjour !
‒ Je vous connais ?
‒ En fait, non. Mais vous voyez, mes copains et moi, on se posait une question. »

Il fait un vague geste dans notre direction, et Lucien et moi nous enfonçons lentement dans nos chaises, en baissant nos chapeaux devant nos visages contrits. Jules semble bien s’en moquer puisqu’il reprend :

« On vous a entendu parler d’aller chez le médecin alors que tout va bien…
‒ C’est une conversation privée, jeune homme.
‒ Ah mais oui, mais bon, figurez-vous que nous…
‒ Je n’ai pas grand-chose à faire de vos histoires, alors si vous n’y voyez pas d’inconvénient : du vent !
‒ C’est qu’en fait, si, parce qu’on voudrait bien comprendre…
‒ Bon, écoutez : je travaille à la préfecture de police de Paris, et je vous préviens que si vous n’êtes pas retourné avec vos amis d’ici les dix prochaines secondes, j’appelle un agent.
‒ C’est bien la peine de demander quelque chose gentiment !
‒ C’est ça, c’est ça. »

Jules revient vers nous d’un pas lourd et s’effondre dans sa chaise alors que l’on commence seulement à se redresser et à oser relever nos chapeaux pour regarder dans la direction de l’homme en blanc qui, bien que visiblement nerveux, ne nous prête déjà plus la moindre attention. Il se plaint ostensiblement de la conduite de Jules. Celui-ci, pourtant, n’a pas l’air plus gêné que ça.

« Pas très coopératif, le bonhomme.
‒ Jules ! Sérieusement !
‒ Hé, vous aviez une question, je la lui ai posée ! Bon, il n’a pas répondu, mais vous, avec vos airs de gros malins, vous n’avez pas fait beaucoup mieux ! Au moins, j’ai essayé quelque chose !
‒ Tu as peut-être raison…
‒ Évidemment que j’ai raison ! Bon, il est où ce serveur ? Il n’a pas remarqué qu’il faisait chaud, celui-là ? »

D’un geste, Jules nous offre une nouvelle tournée et je sais bien que s’il refusera d’admettre qu’il a été un peu maladroit, il essaie par ce geste de se faire pardonner. C’est que, depuis le temps que je le fréquente, je le connais. Déjà, à l’école, lorsque nous le suivions dans quelque plan qu’il avait mis au point et que celui-ci échouait, il était impossible de lui faire avouer que cela pouvait être sa faute. Mais il se débrouillait toujours pour prendre toutes les punitions. Sa propre conception d’un certain honneur.

Un événement inattendu vient changer le sujet de notre conversation : du jardin des Tuileries jaillit soudain une foule bigarrée. Des femmes de tous âges, en tenues d’été, et arborant des brassards verts éclatant s’approchent des terrasses, des tas de tracts à la main. Rapidement, elles se faufilent entre les tables, et chaque fois qu’elles en croisent une, y déposent un papier. Elles saluent poliment ou ont quelque parole amicale avant de scander un slogan répétitif qu’une jeune fille en robe à fleurs nous lance en souriant :

« Droit de vote pour les femmes, droit de vote pour les femmes ! On compte sur vous, messieurs ! »

La jeune fille sourit à Jules, qui lui rend une moue qu’il voudrait amicale, mais qui tourne plutôt au ridicule, avant de rougir et de balbutier. Avant même que le premier mot ne sorte de la bouche de mon ami, la jeune fille est déjà à la table derrière nous à répéter son slogan à un quatuor d’hommes occupés à jouer aux cartes en fumant du tabac qui embaume jusqu’à nous.

Jules n’a peur de rien, et affiche une audace qui force le respect. Mais s’il y a bien quelque chose qui le paralyse, c’est une femme avec de la personnalité. Alors des féministes ! Il attrape un tract et commence à le lire lentement, ses lèvres formant silencieusement chaque mot. Il lève les yeux au bout de quelques lignes.

« C’est qui, Condorcet ?
‒ Un marquis qui voulait que les femmes aient les mêmes droits que les hommes.
‒ T’en sais des choses, Lucien.
‒ Si tu veux tout savoir, elles vont même le voir ! »

Lucien indique le groupe de femmes qui, après s’être dispersé pour traverser les terrasses, s’est reformé et remonte à présent la rue de Rivoli vers le Louvre, à l’abri d’ombrelles ou en agitant des éventails pour lutter contre la chaleur qui échouant, malgré tous ses efforts, à paralyser leur manifestation.

« Elles vont voir sa statue, plutôt, il est mort il y a longtemps, Condorcet, poursuit Lucien.
‒ Elles font bien ce qu’elles veulent. Elles sont bien courageuses, par ce cagnard, n’empêche.
‒ Hé, faut bien se faire entendre ! Enfin, si tu veux mon avis, elles l’auront bientôt, le droit de vote. Les autres pays leur ont donné : d’ici cinq ou dix ans, ce sera pareil en France. »

On approuve silencieusement l’opinion de Lucien sur cette affaire : son père est, grâce à sa fonction, en contact avec bon nombre de journalistes et d’éditorialistes, et partage donc souvent leurs analyses avec sa famille. Et pour ma part, même si je lis les journaux, je n’ose pas penser que je puisse être plus fin analyste qu’eux. Cinq ou dix ans. Ça paraît évident dans la bouche de Lucien. Et puis, on passe à autre chose : on profite encore un peu de la terrasse, et finalement, en voyant l’heure tourner, on retourne vers le Faubourg pour être sûr de ne pas rater l’heure de la reprise. Dans le métro qui nous ramène, Jules finit par se mettre à rire seul au milieu du vacarme des machines qui nous entraînent sous terre.

« Qu’est-ce qui te fait marrer ?
‒ Je repense au type de la terrasse… Tiens, quel con !
‒ Il voulait être tranquille, comprends-le. Tu aurais voulu, toi, qu’on vienne te poser des questions ?
‒ N’empêche que ça vous turlupine toujours cette affaire. Et que vous n’avez pas de réponse. Vos histoires de gens qui parlent tous de médecin… Vous vous faites surtout des idées.
‒ C’est nous qui imprimons les journaux, on devrait quand même bien finir par être au courant s’il y a quelque chose ! » conclut Lucien en soupirant.

Le soir même, on se met au travail et plus encore que d’habitude, on dissèque l’actualité. Qu’est-ce que ça pourrait bien être ? Une épidémie ? La peur de quelque chose ? Et si oui, de quoi ? Dès le lendemain, L’Intransigeant me fournit une réponse possible un peu étrange.

« Hé, Jules, viens lire ça ! »

Il s’approche de moi en grognant que son dos lui fait mal à force de soulever les chargements de papier. Je lui tends la première page qui vient de sortir de ma machine.

« Quoi ?
‒ Regarde ça : à l’armée, ils disent qu’il y a de plus en plus de tuberculeux. C’est peut-être ça, le fond de l’histoire.
‒ Une épidémie de tuberculose ? Mouais.
‒ T’as pas l’air convaincu.
‒ Ben, regarde juste à côté, le titre de l’article : “Sorcelleries !” Je ne suis pas sûr de croire ce que je lis dans un journal qui titre ce genre de conneries. Enfin, ça fait vendre, donc tourner nos machines, et moi, j’ai du papier à charger ! Alors tuberculose, sorcellerie ou pas, je retourne au turbin ! »

Jules a raison : à force de trop chercher quelque chose, on finit par le trouver n’importe où. Et à m’inquiéter de ces histoires de santé, je crois voir des pistes là où il n’y a rien. Pour rire, je lis l’article voisin sur la sorcellerie : on aurait observé une explosion des achats de cœur de mouton, réputé pour être utilisé lors de rituels visant à maudire son prochain à coups d’épingle.

Mais là aussi, Jules a raison : ça fait vendre. Paris est un repère d’amateurs de mystères de tous poils et de charlatans qui prétendent communiquer avec les morts, alors forcément, les journalistes suivent, et si les gens aiment ce genre de sujets qui sentent le soufre, alors ils sont prêts à leur en fournir. Dans un siècle, on lira nos journaux et on se demandera comment on pouvait être aussi couillons.

Le reste de la semaine s’écoule sans que je découvre d’autres pistes potentielles. Le principal sujet qui couvre les unes, jour après jour, est l’arrivée prochaine de cette nouvelle invention, l’« impôt sur le revenu ». Comme si on n’en avait pas assez ! Et le Tour de France, bien sûr, pour le plus grand plaisir de Jules qui suit quotidiennement les exploits de son coureur favori, Octave Lapize.

Il n’empêche qu’il y a quelque chose d’étrange dans l’air. Et plus seulement au sein de l’imprimerie : quelque chose de pesant est venu se mêler à la chaleur suspendue au-dessus de tous les toits de Paris.

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