15 juillet 1914 – Beauvais – Ludovic Rousseau

« Ouverture du four ! »

Une main engoncée dans l’énorme gant qui tient la poignée de la porte du four à briques et l’autre sur ses lunettes de protection, Ludovic tire de toutes ses forces jusqu’à ce qu’il sente la lourde plaque de métal pivoter sur ses gonds. L’air devant lui se met aussitôt à onduler sous l’effet de la chaleur qui s’échappe de la bouche infernale. Ludovic lève la tête vers le contremaître, qui observe le spectacle à distance, en gardant un œil sur le compteur situé devant lui.

« Alors ? hurle Ludovic à la silhouette de l’autre côté du courant d’air brûlant.
— Douze degrés ! Douze ! Tiens la porte, bon Dieu, Ludovic ! Aère-moi ça ! »

Le contremaître fait de grands gestes tout en continuant de surveiller le compteur.

« Huit ! Ça descend ! Allez, fous-moi de l’air là-dedans ! Ouvre plus grand !
— Je ne fais que ça ! »

Ludovic tire sur la poignée avec tant de force qu’il peut sentir le sang battre dans ses tempes. Malgré ses efforts, la porte de l’antique four ne daigne s’ouvrir que de quelques centimètres de plus. Le profil du contremaître qui continue de danser dans l’air ardent s’immobilise peu à peu sans qu’il cesse pour autant de crier.

« Cinq… Trois… allez, mon vieux ! Tu peux le faire ! Un… Stop ! C’est bon, on est à la bonne température ! Allez Ludovic, referme tout ! »

Ludovic jure entre ses dents tout en poussant la porte qui pivote dans un long grincement avant de se refermer lourdement. Après l’avoir verrouillée, Ludovic jette son gant et ses lunettes sur une table voisine puis s’ébroue pour faire tomber la sueur de ses cheveux. Le contremaître finit par s’approcher, l’air pas peu fier de ce qu’ils viennent de faire.

« T’as fait du bon boulot ! Repose-toi cinq minutes, lui dit-il, bienveillant, ensuite tu iras dans le hangar dire aux autres d’apporter les briques à cuire.
— J’ai cru que j’allais me casser le dos sur cette porte ! Quand est-ce qu’on change de four au lieu de ce vieux machin qui surchauffe ?
— On ne change pas de four de briqueterie comme on change de four à tartes ! dit-il en riant. Va falloir faire avec, il est vieux, mais ça reste une belle machine : tu vois, un peu d’attention, un peu de doigté, et ça tourne. »

Une grimace sur le visage de Ludovic laisse deviner qu’il n’est pas vraiment convaincu par la simplicité avec laquelle le contremaître présente les choses. Celui-ci lui tape dans le dos avec un large sourire.
« Ta petite famille peut être fière de tes efforts pour ramener du pain sur la table ! Comment vont ta femme et ton fils ? Je ne les ai pas vus hier soir au bal ! s’étonne-t-il.
— Ma femme a préféré rester à la maison avec le petit : il n’aura que deux ans le mois prochain, il a encore peur des feux d’artifice, dit Ludovic.
— Le mois prochain ? Tu prévois quelque chose pour son anniversaire ?
— Justement… J’aimerais bien prendre une journée de congé à cette occasion. »

Le contremaître sourit de plus belle puis éclate d’un grand rire, les yeux sur le jeune briquetier qui continue de s’étirer en tous sens.

« Va falloir ouvrir une bouteille ! Depuis que tu travailles ici, c’est la première fois que je t’entends parler de faire une pause rien qu’une journée ! Allez, va : t’inquiète donc pas ! »

Il lui redonne une tape dans le dos, provoquant un léger cri de douleur chez Ludovic :

« Ton repos d’août, tu l’auras ! »

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