Le bruit caractéristique de l’unique moto de la région résonne dans la ruelle entre les vieilles pierres des maisons du village médiéval. Tous les passants, l’un après l’autre, se tournent vers la direction d’où provient le bruit. Paraît soudain l’imposante silhouette de Mathieu Ducastel, juché sur sa moto aux sacoches remplies au point d’en avoir le cuir tendu. Il file entre les badauds aussi vite que son véhicule le lui permet, malgré les cahots provoqués par les pavés mal ajustés de la chaussée sous ses roues. Arrivé devant l’église, il effectue une large boucle puis vient s’arrêter devant la porte du bâtiment où, déjà, des enfants se précipitent vers lui en courant.
« Poussez-vous, la marmaille ! grogne Mathieu de sa voix d’éternel râleur. Je vous dis de vous pousser ! Et toi, laisse cette sacoche tranquille ! Dis donc, le petit là-bas, tu veux mon pied au cul pour t’aider à écouter ? »
Les enfants ne semblent pas spécialement impressionnés par les grands gestes du motard qui essaie de les tenir à distance alors qu’il va ouvrir ses sacoches.
« Père Ducastel, Père Ducastel ! Qu’est-ce que vous nous ramenez ?
— C’est “Mon père” pour toi merdeux, “Père Ducastel”, c’est pour l’évêque ou le pape, et je crois pas t’avoir déjà vu bénir des foules, alors va revoir tes formules de politesse avant de ramener ta fraise. »
Une des vieilles dames qui observait la scène depuis un banc voisin laisse s’échapper un cri indigné.
« Mon père ! Quel langage !
— Allons, mémé ! Faut bien parler un langage qu’ils comprennent !
— Ooooh ! »
La vieille dame se penche sur sa canne, indignée de plus belle, lorsque le Père Ducastel fait jaillir d’une sacoche un pot d’une matière jaune claire qu’il jette par-dessus les enfants. Ces derniers sautent pour intercepter le projectile qui atterrit tout droit sur la robe de la vieille dame.
« Allez, mémé, c’est une superbe journée qui commence, pas la peine de s’indigner pour si peu ! Cadeau, du miel ramené de ma tournée des marchés !
— Merci, mon père », marmonne la femme, étonnée, pendant que ses amies, assises à ses côtés, se moquent gentiment de sa surprise.
« Mon père, vous avez quelque chose pour nous ? »
Un garçonnet aux grands yeux verts s’est posté devant l’homme d’Eglise à nouveau penché sur ses sacoches, et le fixe avec la crainte de celui que l’on aurait oublié. Mathieu soupire, puis tire de la sacoche ce qui paraissait être sur le point de la faire exploser : un ballon de football. Il le lance en l’air, puis tape dedans pour l’envoyer vers une rue en pente où il rebondit encore et encore entre les pierres moussues des demeures, les enfants s’élançant avec des cris de joie à sa poursuite.
Finalement, la porte de l’église s’ouvre devant lui. Un jeune homme maigrichon aux cheveux mal coupés apparaît timidement, contrastant avec la large silhouette de Mathieu, aussi carrée que ses traits. Arborant fièrement sa trentaine, le père s’approche du jeune homme :
« Alors, mon petit séminariste ! Tu as bien monté la garde ? Comment s’est passée ta première journée ici ?
— Mais, mon père… vous partez comme ça chaque matin faire les marchés des Cévennes ? »
Il paraît étonné, ce qui semble ravir Mathieu, qui sourit fièrement.
« Tu connais une meilleure manière de dépenser le denier du culte, toi ?
— Parce qu’en plus vous payez ça avec le… ? »
Le garçon pâlit.
« Hé ! C’est de l’argent de chrétiens, je le dépense d’une manière qui fait plaisir aux chrétiens ! T’as vu la tête des marmots avec ce ballon ? dit-il fièrement. Même la mamie a pas craché sur mon miel ! Alors me fais pas la morale, de toute manière, t’as pas l’âge ! »
Le séminariste fixe Mathieu un moment, comme s’il cherchait à voir s’il allait lui annoncer qu’il plaisantait, mais ne voyant rien venir, il finit par regarder en direction de la sacoche de la moto qui paraît encore bien remplie. Mathieu suit son regard et s’exclame :
« Ah, oui, t’as raison, mon gars ! »
Il tire une bouteille de vin rouge de la poche de cuir :
« Tiens, ça, c’est pour la messe, va mettre ça à la sacristie. »
Puis, tirant trois bouteilles de vin blanc, il sourit de plus belle :
« Et celles-là, tu vas les mettre dans ma cambuse : c’est pour nous ! »