22 juillet 1914 – Paris – Hugo Mezzani

« Vas-y, Hugo ! »

Les cris des cheminots résonnent dans le hangar où, au milieu des rails, planches et outils entreposés, la foule des ouvriers du rail a formé un cercle autour des deux combattants torse nu qui s’observent depuis l’abri de leur garde.

D’un côté, il y a Louis, le conducteur de locomotive, de très mauvaise foi, qui a prétendu à son entrée en gare de l’Est que son retard était dû à la fainéantise des cheminots. De l’autre, il y a Hugo, cheminot de son état, que ses camarades sont venus chercher pour défendre leur honneur. Équipés des gants de boxe en cuir déchiré qui traînent dans l’un des hangars de matériel depuis on ne sait plus combien de temps, ils sont convenus de régler la question au cours d’un combat en règle.

« Méfie-toi, le Rital, j’ai gagné des compétitions de savate ! » provoque le conducteur toulousain tout en se courbant, prêt à bondir.

« Viens donc essayer de m’en mettre une ! » lui répond Hugo de son léger accent italien.

Ils tournent, s’observent, se toisent et les encouragements des cheminots à leur champion se font de plus en plus enthousiastes. Finalement, c’est Louis le Toulousain qui, le premier, se jette en avant et envoie une série de coups rapides et précis à son adversaire qui les pare comme il le peut. Il n’a même pas le temps de contre-attaquer que le Toulousain a déjà reculé pour se mettre à l’abri.

« Allez Hugo, bon Dieu, colle-lui un pain ! »

Hugo essaie de trouver une faille dans la garde de son adversaire, mais celui-ci la tient bien en position et réagit à la perfection à chacun de ses mouvements. Une nouvelle fois, Louis bondit et décoche une série de coups dont certains sont si vifs qu’ils passent la garde de Hugo et viennent lui marteler le ventre et les côtes. Hugo esquive en soufflant et les quelques gestes qu’il esquisse pour se défendre finissent dans le vide.

« Hugo, reprends-toi, merde ! » râle un cheminot derrière lui en le poussant vers son adversaire.

L’Italien ne se laisse pas faire, conserve sa distance, puis tâte brièvement ses côtes de son poing ganté. Il n’en faut pas plus pour que, voyant sa garde abaissée, le Toulousain remonte aussitôt à l’assaut.

À la grande surprise de ce dernier, le poing de Hugo jaillit soudain avec une vitesse et une force surprenantes pour venir s’écraser sur son nez. Sous l’impact, le conducteur de locomotive est projeté au sol dans une traînée de salive et de sang, tandis qu’il sombre aussitôt dans l’inconscience.

Il y a un bref silence chez les spectateurs lorsque le corps du Toulousain touche le sol et, enfin, un tonnerre d’applaudissements et d’acclamations pour Hugo, qui essuie la sueur dans ses cheveux aussi bouclés que sa moustache. Tout s’arrête au cri de l’homme qui faisait le guet à la porte du hangar :

« Alerte ! Voilà le chef ! »

Aussitôt, tout le monde se disperse en tous sens, fuyant par les portes secondaires du hangar, alors que Hugo reste seul au-dessus du corps inerte du conducteur, les mains coincées dans les gants de boxe qu’il ne peut délacer seul. La haute silhouette du chef d’équipe apparaît à la porte du hangar.

« Mais qu’est-ce que c’est que ce… », il aperçoit Hugo et s’en approche en traînant sa jambe boiteuse.

« Mezzani, je peux savoir ce qu’il se passe ici ? Qui est ce type par terre ? demande-t-il en colère.
— C’est que… c’est le conducteur de locomotive qui a insulté les cheminots, chef », bredouille-t-il, terrorisé à l’idée de perdre son travail.

Le chef soupire en prenant à Mezzani les gants que ce dernier portait à sa bouche dans l’espoir de tirer sur les lacets. Il regarde Hugo droit dans les yeux.

« Et alors ? demande-t-il d’une voix tout aussi autoritaire mais plus calme malgré tout.
— Et alors, je l’ai allongé d’une seule droite, chef », dit Hugo qui n’a plus rien à perdre.

Le chef fixe Hugo encore un moment sans rien dire, puis se met à sourire :

« Depuis le temps que j’attendais qu’on lui casse la gueule à cet emmerdeur ! »

Et le chef d’équipe aide Hugo à délacer ses gants en riant fièrement.

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