28 juillet 1914 – Aubervilliers – Nicolas Charbonnet

La porte de la chambrée s’ouvre en claquant. Tous les hommes qui étaient jusqu’alors occupés à plier paisiblement leurs vêtements sursautent, avant de courir se mettre au garde-à-vous devant leurs lits de fer. Le lieutenant qui vient de rentrer s’immobilise un instant. D’un regard inquisiteur, il balaie la pièce à la peinture écaillée avant de venir se placer au milieu du petit dortoir.

« Oubliez vos permissions de sortie, plus personne ne quitte la caserne jusqu’à nouvel ordre ! »

Un tressaillement parcourt les hommes. Ils serrent les dents en sentant déception et colère monter en eux.
L’un des soldats, qui arbore une moustache duveteuse, regarde en direction du lieutenant Charbonnet et tente un ton geignard :

« Mon lieutenant, j’ai promis à ma famille…
— Vous ne suivez pas ce qu’il se passe ? répond Charbonnet d’un ton autoritaire. La crise entre les Autrichiens et les Serbes met tout le monde en alerte. Alors nous aussi, nous passons en alerte, ordre direct du ministre. Personne n’entre ou ne sort de la caserne jusqu’à nouvel ordre.
— Mais, mon lieutenant… insiste le soldat.
— Il n’y a pas de “mais” ! C’est un ordre. Dès que la crise sera passée, vous pourrez rentrer chez vous. »

Le lieutenant Charbonnet attend un instant que la nouvelle fasse son chemin dans toutes les têtes, puis il commence à faire virevolter son doigt en désignant tour à tour plusieurs points de la pièce.

« Maintenant, vous préparez vos paquetages, et quand c’est fait, vous me bougez les lits, les meubles, tout : il faut faire de la place ici.
— On attend du monde ? » ose un soldat posté près de la fenêtre.

Le lieutenant hésite un instant à lui rappeler qu’il n’a pas posé sa question selon les codes militaires mais, partageant l’inquiétude du soldat, il lui répond, presque dans un murmure :

« Je n’espère pas. »

La tête couverte de cheveux blonds et ras du lieutenant se tourne vers la porte et il ressort aussi brusquement qu’il était entré. Les hommes se relâchent puis se tournent les uns vers les autres en haussant les épaules. L’un d’entre eux interroge à la cantonade :

« Ça va durer combien de temps, cette histoire ?
— Bah, c’est l’histoire d’une ou deux semaines, hasarde un autre en soupirant.
— Deux semaines ? Merde, j’espère être à la maison avant quand même ! » s’exaspère un troisième avant de commencer à rassembler ses affaires en râlant.

Dans le couloir, on entend le claquement d’une nouvelle porte, et la voix du lieutenant Charbonnet qui résonne alors qu’il crie à nouveau :

« Oubliez vos permissions de sortie, plus personne ne quitte la caserne jusqu’à nouvel ordre ! »

« Quelle semaine de merde ! » conclut un homme en poussant son lit dans un grincement sinistre.

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