1er août 1914 – Paris – Bertrand Andrieu

L’entrepôt est immense, encombré d’un nombre improbable de caisses de bois empilées les unes sur les autres. Seuls de minces rais de lumière provenant des vasistas du toit parviennent à se faufiler entre ces étranges tours de bois pour éclairer faiblement l’endroit. On n’entend pas un bruit, à l’exception, parfois, du ronronnement lointain du moteur d’une automobile passant dans une rue voisine.

Pourtant l’entrepôt est rempli d’hommes.

Ils sont assis à même le sol, debout contre les murs ou appuyés contre les grandes portes, mais aucun ne fait le moindre geste ou ne prononce le moindre mot. Ils ressemblent à des statues qui appartiendraient au décor, au même titre que les caisses qui les entourent. La seule chose qui indique qu’ils sont des êtres de chair et de sang, ce sont leurs yeux qui ne cessent de cligner nerveusement, tous tournés vers le même point situé au centre d’une partie dégagée de l’entrepôt :

un téléphone.

On a tiré un long fil depuis l’extérieur qui traîne à présent au sol, et le petit appareil noir aux bordures dorées repose sur la seule table que l’on a pu trouver. Depuis des heures, il n’a pas émis un son. Pourtant, la tension n’a eu de cesse de monter, comme si son silence était une provocation.

Bertrand est assis sur la caisse de bois, que l’on a installée juste en face de la table, en guise de tabouret. Il tente de paraître aussi calme que possible, quand bien même sa nervosité, mêlée à celle des autres dans l’air poussiéreux, rend l’atmosphère plus pesante encore Et puis…

Le téléphone sonne.

Personne n’a sursauté, et Bertrand peut sentir tous les yeux se poser sur sa main alors qu’il la tend lentement, comme si chaque centimètre à parcourir lui demandait un effort surhumain pour pénétrer cet air épais dans lequel ils ont patienté tout l’après-midi. La sonnerie s’arrête lorsqu’il décroche, et il répond d’une voix hésitante :

« Allô ?… Oui. Très bien. »

Bertrand raccroche pour voir tous les hommes autour de lui commencer à bouger. L’un d’entre eux tire sur sa casquette en demandant d’un ton inquiet :

« Alors ?
— C’était le premier bureau.
— Ça veut dire qu’on y va ? »
La voix de l’homme passe de l’inquiétude à la peur.
« On y va », répond Bertrand d’un ton sûr.

Un long frisson parcourt son dos, une sensation étrange où se mêlent soulagement et nervosité : l’attente est terminée. Les poumons gonflés par ce curieux sentiment qui prend possession de lui, il répète en criant d’un ton autoritaire et en claquant des mains :

« On y va ! »

Les hommes tirent sur les immenses portes et elles s’ouvrent en laissant entrer l’éclatante lueur du soleil de 16 heures, qui aveugle un instant Bertrand et ses camarades. Dans la lumière, on aperçoit les camions alignés devant l’entrepôt qui n’attendent plus qu’eux : on marche d’un pas décidé, on se jette des instructions de dernière minute et des encouragements, on charge les camions. Bertrand, debout sur le marchepied de son véhicule, crie une dernière fois pour se faire entendre au-dessus du bruit des moteurs :

« Avant 19 heures, tout Paris doit être couvert de ces affiches ! »
Il hésite un instant et ajoute :
« Bonne chance à tous ! »

Il fait claquer la portière de son véhicule puis, l’un après l’autre, les camions transportant les affiches annonçant la mobilisation générale se dispersent dans les rues de la capitale.

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