5 août 1914 – Belleville – Hugues de Brie

« Police ! Police ! »

Lorsque la porte de l’estaminet percute le mur après avoir été ouverte d’un violent coup de pied, les éclats de sa vitre sont projetés alentour. Les silhouettes noires des agents entrent l’une après l’autre dans le petit établissement. Aucun des hommes présents, tous attablés, n’a pu esquisser le geste de se relever avant que les policiers ne les saisissent par les épaules et les maintiennent assis.

Parmi la dizaine d’agents, l’un d’entre eux affiche un sourire radieux, et joue nonchalamment avec ses binocles. Il s’approche d’un jeune homme aux traits creusés, presque morbides, assis au fond de la salle. Celui-ci semble savourer son café comme si de rien n’était, et ne lève les yeux pour regarder le policier que lorsque celui-ci, narquois, s’arrête à côté de lui :

« Ben, alors monsieur de Brie ? On n’a pas lu les affiches ? On ne sait pas qu’il faut aller à l’armée ? »

Hugues cligne lentement des yeux, comme s’il observait un tableau, et repose sa tasse de café :

« Si. Je comptais m’y rendre aujourd’hui même, dit-il très posément. Un noble répond toujours à l’appel des armes.
— Ah oui ? C’est dommage, ça fait deux jours que vous devriez y être, Môssieur de Brie ! Et comme par hasard, les membres de votre petite bande manquent aussi à l’appel dans leurs régiments respectifs, dit-il, goguenard… Tu sais quoi, de Brie… ? »
Le policier semble savourer chacun des mots qu’il prononce.
« Restons-en au vouvoiement, s’il vous plaît. Maréchaussée ou pas, vous n’avez pas le rang nécessaire pour me tutoyer, dit Hugues sur le même ton placide.
— Fais donc ton malin ! Depuis le temps que je voulais te coffrer, toi et ta bande de vendeurs d’opium… (Il se penche en arrière en ouvrant grand les bras, mimant un cadeau tombant du ciel.) Et regarde donc ! Une guerre qui éclate ! Je voulais te mettre au trou et voilà qu’on me propose de t’envoyer te faire trouer la peau ! Plus besoin d’enquêtes ou de preuves : au revoir, Môssieur de Brie ! »

Hugues termine tranquillement son café, et repose délicatement la tasse vide.

« Je suis prêt. Allons-y.
— T’inquiète, mon beau, tes copains aussi viennent avec toi ! ricane le policier.
— J’en doute, lance de Brie en époussetant ses épaules.
— Oh que si ! Tous manquent à l’appel ! Elle va se disperser, ta petite bande…
— Vous n’avez qu’à contrôler les papiers des hommes ici présents : aucun n’est mobilisable.
— Tu veux me faire le coup du faux certificat médical, hein ? Pour toi, j’irai interroger tous les médecins de Paris !
— Contrôlez, je vous en prie. »

Le policier grogne en voyant le sourire radieux du jeune noble et se tourne vers ses hommes :

« Allez ! Fouillez-moi ce ramassis de voleurs ! »

L’estaminet, resté silencieux jusqu’ici, résonne soudain de cris et d’exclamations alors que les policiers ordonnent à tous de sortir leurs papiers. Les agents se retrouvent à devoir les chercher dans les vestes de leurs suspects à cause de leur manque évident de coopération. L’un après l’autre, les agents ouvrent de grands yeux en levant des papiers et s’exclament :

« Celui-là est pas français, chef : c’est un Polak !
— J’ai un Rital ici, brigadier !
— Lui est tchèque ! »

Les étrangers jurent dans toutes les langues en récupérant leurs papiers. Hugues sourit comme un grand carnassier au policier, qui pâlit légèrement :

« De Brie… Qu’est-ce que tu as fait ? demande-t-il, désarçonné.
— J’avais besoin d’un peu de temps pour recruter quelques hommes que la France ne puisse pas appeler, explique-t-il, pédant. Je ne voudrais pas que vous vous ennuyiez en mon absence. Mais assez discuté, l’armée m’attend : allons-y. »

Il se lève et, de lui-même, plein de morgue, se dirige vers la porte. Deux agents le rejoignent pour l’escorter : ils semblent des valets derrière lui. Le policier se retourne vers le chaos des hommes hurlant dans toutes les langues et aucune à la fois, et que ses hommes essaient de calmer en leur rendant leurs papiers. Il souffle pour lui-même :

« Ce salaud a créé une nouvelle Babylone. »

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