La carte neuve étalée sur la table essaie vainement de s’enrouler sur elle-même, mais les cendriers dont Lucien s’est servi pour la maintenir en place font leur office et le jeune homme peut donc l’étudier calmement.
C’est un marchand ambulant du Faubourg qui a eu cette idée de génie. Il a acheté à très bas prix un lot de cartes habituellement destinées aux écoles, les a enveloppées dans de grands sacs avec quelques pions de couleurs et un drapeau français. Après avoir chargé le tout sur sa charrette à bras, il a déambulé dans les rues du Faubourg en criant :
« Achetez mes cartes équipées ! Bougez les pions jour après jour pour voir le front évoluer et suivre le parcours de ceux que vous aimez ! »
En moins d’un après-midi, il avait tout vendu. Alors que chacun rentrait chez soi déballer sa carte et y placer les pions en s’aidant des informations du journal, il commençait à se chamailler avec d’autres vendeurs ambulants qui avaient commencé à vendre eux aussi cartes et pions, voyant combien le succès avait été au rendez-vous.
Dans son bureau au-dessus de l’atelier, Lucien a glissé devant lui les unes de L’Intransigeant de ces derniers jours, puis il a installé son poste d’observation de l’évolution de la guerre. À en croire les journaux, les troupes françaises avancent en Alsace : d’un geste, il dépose une série de pions bleus sur la partie noircie de la carte qui indique les territoires perdus en 1870.
Au Nord, on indique que Liège serait imprenable, et que les Allemands, à sa porte, s’épuiseraient. Ils seraient déjà affamés d’après les dépêches, et s’enfuiraient à la moindre escarmouche, voire se rendraient à la simple vue des contingents français. Les forts belges qui ceinturent la ville tiendraient tant et si bien que leur canonnade aurait suffi à faire reculer de dix kilomètres l’ennemi qui les assiégeait !
Lucien place une nouvelle série de pions bleus autour de Liège, et dispose, face à eux, avec parcimonie, quelques pions rouges. Il se recule alors, son café à la main, pour observer le résultat de cette carte ainsi chargée. L’espace d’un instant, il s’imagine tel un général jugeant de la stratégie à adopter, avant que ses pensées ne reviennent à cette obsédante question : où sont Antoine et Jules ? En Belgique ? En Alsace ? Font-ils partie des Français qui ont déjà capturé des Allemands ? Quel pion bleu les représente ?
« Pourvu qu’ils écrivent bientôt », chuchote Lucien pour lui seul.
Il aperçoit alors, à côté du sac de toile, le drapeau français vendu avec la carte. Il se précipite sur lui comme si la simple vue de ce drapeau abandonné était un mauvais présage et va le coincer dans la rambarde qui surplombe l’atelier.
Il le regarde flotter dans l’air chaud soufflé par les machines qui tournent bruyamment au-dessous de lui. Puis il fixe, avant de s’en détourner rapidement, la table sur laquelle Antoine avait l’habitude de s’asseoir pour étudier les premières pages tirées des machines, ainsi que le dépôt des cartons à papier où l’on ne voit désormais plus trimer Jules.
Il soupire un instant, puis retourne dans son bureau continuer sa lecture des nouvelles de la guerre, son café à la main. On y parle des Allemands qui commettraient les pires atrocités, s’attaquant aux civils, martyrisant les enfants dans leur retraite précipitée. À la lecture de chacun des nouveaux récits de L’Intransigeant, Lucien espère secrètement que tout cela est exagéré, mais après tout, si l’on en parle, c’est qu’il y a un fond de vérité. Heureusement que les Allemands reculent.
Les Belges tiennent. Et on annonce l’arrivée imminente des troupes anglaises.
« Ça va être vite réglé », se chuchote à nouveau Lucien en jetant un coup d’œil aux pions bleus étalés sur la carte, face à quelques pions rouges qui, pour un peu, en trembleraient déjà.