26 août 1914 – Faubourg Saint-Jacques – Lucien Ledoux

À peine la une de L’Intransigeant est-elle sortie de la presse que des mains s’en saisissent sans précaution alors que chacun interroge :
« Alors ? Alors ? »
« Où sont-ils ? »
« On gagne ? »

« Attendez que je lise, bon sang ! » s’exclame Lucien, entouré des ouvriers de l’atelier alors qu’il survole la page à la recherche des informations sur le front nord.

Depuis que les premiers courriers d’Antoine et Jules sont parvenus au Faubourg, on sait que le 24e est engagé en Belgique. La lettre de Jules est parvenue intacte ; celle d’Antoine a été censurée par l’administration militaire, et c’est une version « expurgée », réécrite par un fonctionnaire, qui est parvenue à sa famille. Chaque mention de lieu a été soigneusement effacée. Tout le quartier est désormais au courant, puisque le père Drouot n’a pas manqué de se plaindre auprès de tous ceux qu’il croisait de n’avoir pu lire le courrier écrit de la main de son fils.

Le petit cercle d’hommes autour de Lucien reste silencieux malgré quelques légers signes d’impatience, jusqu’à ce qu’il lance soudain « Là ! Attendez ! ». Lucien lit si vite l’article qu’il ne peut s’empêcher de marmonner pour lui-même chaque ligne qu’il survole. Les ouvriers essaient de lire la joie ou l’inquiétude sur son visage, jusqu’au moment où il finit l’article et relève la tête, solennel, pour faire face aux employés rassemblés :

« On les repousse ! Ils reculent !
— S’ils sont tombés sur Jules, c’est sûr qu’ils reculent ! lance quelqu’un, provoquant des rires dans l’assistance, rassurée par ce qui vient d’être lu.
— Et apparemment, ils prennent une raclée à Namur, dit fièrement Lucien.
— Ouais ! répond le chœur des travailleurs.
— Et à l’Est, les Russes avancent !
— Ouais ! redouble le chœur.
— Quant au Japon : ils ont commencé à attaquer les Allemands en Asie ! »

On applaudit et on crie de plus belle à l’annonce de ces bonnes nouvelles. Malgré son sourire, qu’il n’arrive pas à contrôler, Lucien essaie de faire acte d’un peu d’autorité :
« Allez, au travail, tout Paris doit apprendre cela au plus vite ! »

Les ouvriers se dispersent, chacun allant rejoindre sa machine pendant qu’il s’en retourne vers son bureau. Sur son chemin, Lucien incline un peu plus la hampe du drapeau français coincé dans la rambarde pour qu’il flotte plus encore dans l’air chaud de l’atelier. Il s’en va retrouver la carte sur laquelle il ajuste, chaque jour, les pions de couleur représentant les armées. Il redresse chaque pion avec soin, en soulève certains pour être sûr de les avoir positionnés au bon endroit et, finalement, se saisit de l’un de ceux du front Belge :
« Tenez bon, les gars. »

Puis il le repose, impatient de lire le prochain journal pour avoir plus de détails sur la victoire française en Belgique.

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