La locomotive entre lentement en gare, crachant de longs jets de vapeur alors que ses freins s’activent bruyamment. Le long du quai, les fonctionnaires des chemins de fer se font des signes de tête entendus en masquant leur appréhension tant qu’ils le peuvent. Sitôt que le convoi s’est enfin immobilisé, ils s’avancent vers les portes des voitures. D’un geste ample, ils les ouvrent en s’écartant aussi vite qu’ils le peuvent.
C’est une véritable marée humaine qui jaillit du convoi dans un brouhaha qui emplit instantanément la gare. On se presse, on court, on crie alors que des familles essaient de rester groupées malgré la confusion générale. Et à la surface de cette masse grouillante flottent baluchons et bagages, que chacun tente de garder précieusement à l’abri.
Dans le hall de la gare, Jeanne, en ligne avec les autres volontaires pour le tri des réfugiés, tape nerveusement sur son calepin. Elle sent tout son corps se tendre lorsque le flot des voyageurs malgré eux arrive droit sur elle, s’écrasant sur sa ligne comme cela arrive désormais à chaque fois qu’un train venu du Nord arrive en gare de Reims. Elle est obligée de crier pour se faire entendre et respecter, tant certains refusent de prendre une volontaire de dix-huit ans au sérieux, et elle pose inlassablement les mêmes questions :
« D’où venez-vous ?
— Ardennes ! répond un petit homme au visage grêlé.
— Savez-vous où aller ?
— Mais oui, j’ai un cousin à Épernay ! »
La réponse de l’homme est pleine d’impatience : Jeanne s’écarte brièvement pour le laisser entrer dans le hall de la gare, avant qu’un autre voyageur n’essaie de se faufiler à sa suite. Elle l’en empêche puis reprend doucement : « D’où venez-vous ? Savez-vous où aller ? » Chaque fois, elle entend des accents du Nord lui donner une origine et, le plus souvent, une destination. Pour ceux qui n’en ont pas, elle indique une salle de la gare où d’autres bénévoles tentent de trouver des hébergements à ceux qui fuient l’avancée allemande. Et puis arrive un grand homme mal rasé aux cheveux en bataille, le bras en écharpe, dans un uniforme sombre déchiré que Jeanne ne reconnaît que trop bien pour en avoir vu tant d’autres ces derniers jours. L’armée belge. Machinalement, elle pose tout de même la question :
« D’où venez-vous ?
— Namur, dit-il, alors qu’il semble à bout de souffle depuis longtemps. Il y en a d’autres comme moi, blessés, dans le train !
— Dans quelle voiture ?
— Je ne sais pas… Les trois dernières, je crois. »
Jeanne se retourne rapidement puis fait un grand geste à un agent de la gare pour attirer son attention. Elle lui crie : « Blessés en queue de train ! » L’homme lève un pouce puis va chercher certains des infirmiers qui, devant la gare, sont occupés à distribuer eau et pain aux réfugiés. Jeanne se retourne vers le soldat belge en désignant son bras :
« Vous avez besoin de soins vous aussi ? Voulez-vous vous joindre aux blessés ?
— Non, merci, Mademoiselle. »
Il regarde les réfugiés autour de lui en plissant les yeux, comme s’il peinait à croire qu’il en était un lui-même.
« Savez-vous où aller ?
— Où aller ? (Il ouvre de grands yeux.) Où aller ? J’aimerais le savoir ! s’emporte-t-il soudain avant que sa voix ne retombe. Quand Namur est tombée, on a réussi à sauter dans le dernier train qui quittait la ville. Depuis, on va de gare en gare comme des vagabonds. Je ne sais pas où aller. Personne ne sait où aller. On veut juste être assez loin le temps de reprendre des forces. D’ailleurs, puis-je m’asseoir ? »
Jeanne appelle un bénévole pour la remplacer alors qu’elle aide le soldat à s’asseoir dans un coin du hall. Elle fait de même à son côté puis essaie de fixer ses yeux dans les siens pour ne plus le laisser rouler ses sombres pensées.
« Tout va bien. On va vous trouver un hébergement et vous faire porter à manger. Comment vous appelez-vous ?
— Sylvain. Sylvain Vanbattel. J’étais artilleur de forteresse. Ils nous ont bombardés jour et nuit… (Ses yeux se perdent dans le lointain l’espace d’un instant, et, à nouveau, il s’emporte.) Bon sang, on nous avait promis que la cinquième armée française viendrait nous relever ! Où étaient-ils, hein ? (Son emportement devient brutalement mélancolie.) Ma femme et ma fille sont encore là-haut, à Cour-sur-Heure, quand vais-je les revoir ?
— Vous allez prendre du temps et des forces. Vous êtes en sécurité ici. Et vous retournerez bientôt voir votre femme et votre fille, d’accord ? »
Jeanne sourit en lui parlant très doucement, puis elle reprend son calepin pour noter tous les détails nécessaires à trouver un hébergement au soldat. Elle prend son temps, et parvient même à le faire rire en lui demandant s’il parviendra à se faire à la cuisine française.
Mais surtout, elle ne lui dit pas que, la nuit dernière, on a entendu les canons au loin.