La Seine étincelle dans la lumière du soleil de fin d’après-midi qui descend lentement au-dessus de Paris.
Klaus incline son avion pour décrire un large virage et peut ainsi observer à loisir les embarcations qui circulent lentement sur le fleuve. Sur les ponts de la capitale défilant au-dessous de lui, il peut apercevoir les visages des Parisiens se lever sur son passage. Ils s’étonnent de voir passer si près d’eux un Taube, cet avion allemand dont les ailes et la queue reproduisent celles d’une colombe, oiseau dont il porte le nom.
Contrairement à ce que Klaus s’imaginait, aucun d’entre eux ne fuit : au contraire, ceux-ci s’immobilisent et semblent s’enthousiasmer en voyant l’appareil frappé des insignes du Reich, comme s’il s’agissait là d’une sorte d’attraction. Sur les promenades, il voit même des familles installées dans des chaises longues se passer des jumelles de main en main. Klaus secoue la tête, dépité.
« Ici ? » hurle derrière lui Georg, son observateur, qui essaie tant bien que mal de se faire entendre malgré le bruit assourdissant du moteur. Klaus lève une main gantée pour lui faire part de son refus, tout en lui répondant aussi fort que possible : « Non ! Trop de monde ! »
Georg se renfonce dans son siège et sort ses propres jumelles pour observer Paris qui défile sous de eux. Ils ne sont qu’à une vingtaine de mètres des toits de la capitale, et peuvent en apprécier tous les détails. Aucun coup de feu ne part vers eux, aucun avion ennemi n’apparaît dans le ciel. Klaus pousse le manche et son appareil tourne lentement au-dessus de la ville. Il sourit et fait un geste à Georg avant de pointer quelque chose au-dessous d’eux :
« Notre-Dame ! » dit-il en montrant la cathédrale qu’ils survolent.
Un autre geste : « La Tour Eiffel ! »
Georg tourne ses jumelles et se met lui aussi à sourire. Il ne l’avait jamais vue.
Klaus lui a raconté qu’en 1900, ses parents l’avaient emmené à Paris pour l’Exposition universelle et qu’il était monté en haut de la Tour, tout en haut. C’est son premier retour dans la capitale, quatorze ans après. Il ressent une certaine nostalgie en voyant ces rues où il s’est promené lorsqu’il était enfant. Si on lui avait dit un jour qu’il y reviendrait en volant…
Il emmène l’appareil plus près du monument et se permet même de saluer les badauds qui lèvent les yeux sur eux, avant de faire demi-tour pour ne pas prendre de risque. Il y a peut-être des hommes armés sur la Tour.
« Ici ? » hurle à nouveau Georg en indiquant une place déserte au-dessous d’eux. Klaus penche l’avion pour mieux voir et lève un pouce : « Parfait ! »
Georg attrape le sac postal à ses pieds et le pose sur ses genoux alors que l’appareil entame une descente brutale : les quelques personnes qui traînaient autour de la place s’écartent en entendant le vrombissement du moteur en piqué. Georg jette une bombe par-dessus la carlingue. Elle explose dans un grand bruit sur les pavés parisiens sans faire de victime. Georg suspend alors le sac postal dans le vide, qui délivre une pluie de tracts, avant que Klaus ne fasse remonter l’appareil aussi vite que possible.
Sitôt qu’ils sont à nouveau quelques dizaines de mètres au-dessus des toits, Georg et Klaus regardent en arrière les silhouettes des civils qui s’approchent des papiers qu’ils viennent de larguer. Certains inspectent prudemment le trou fait par la bombe.
Klaus lève une nouvelle fois un pouce à l’attention de Georg, qui lui répond de la même manière en souriant. Leur mission est accomplie : larguer une bombe pour s’attaquer au moral de la population sans tuer qui que ce soit, puis vider le sac de tracts que les Parisiens sont en train de découvrir.
Sur ceux-ci, on peut lire :
« Nous sommes à vos portes. Rendez-vous. »
Les passants qui viennent de découvrir le message scrutent le ciel. Ils peuvent apercevoir durant un instant les têtes des deux aviateurs tournées une dernière fois vers l’île de la Cité. Puis leur appareil vire en direction du nord-est pour y disparaître lentement.