8 septembre 1914 – Silly-le-Long – Quentin Malmaison

« Debout, on arrive ! »

À bord de l’automobile qui avance lentement dans la file des autres taxis, les soldats du 103e régiment d’infanterie assis à l’arrière ouvrent un œil en bâillant. Le soleil est encore bas et, de chaque côté de la route de campagne, des soldats dorment à même le sol au milieu des champs, simplement enroulés dans leurs couvertures.

Quentin, assis à l’avant du taxi, peut voir quelques paupières cligner : quelques-uns des soldats couchés sont bien réveillés et observent le spectacle irréel des taxis qui défilent, comme s’ils étaient encore en plein sommeil. Derrière son volant, le vieil homme à la moustache frisée ricane en s’adressant à Quentin :

« Hé ben, quelle pagaille ! Z’allez bien vous amuser ici, pour sûr !
— Ça suffit, grand-père, répond Quentin en regardant l’armée endormie qu’il rejoindra sous peu. Inutile d’en rajouter.
— Ho, pour ce que j’en dis… » répond le vieux en haussant les épaules.

La file des taxis ralentit. Certains se garent sur le bas-côté pour laisser descendre les soldats qui ont passé la nuit à l’arrière du véhicule bringuebalant. Ils s’étirent bruyamment tout en décrochant leurs paquetages, puis restent à attendre que leurs camarades descendent des autres véhicules. À bord de la voiture de Quentin, le chauffeur suçote l’une de ses rares dents alors qu’il manœuvre pour éviter les militaires endormis au bord de la route.

« Voilà, les petits gars, allez-y que je récupère mon taxi ! lance gaiement le petit vieux.
— Moi aussi, j’aimerais bien récupérer mon taxi, grogne Quentin en descendant.
— Hein ? s’étonne le vieillard en penchant la tête comme un vautour. T’es taxi, toi aussi ?
— Chauffeur de taxi à Paris, petit père, assène Quentin alors qu’il s’affaire à récupérer son lourd paquetage. Alors tu vas me faire le plaisir d’arrêter de râler : toi, ils ont mobilisé ton taxi une journée et ils te laissent tranquille. Moi, c’est Bibi qu’ils ont mobilisé, et mon taxi, hé bien il prend la poussière dans un entrepôt, s’emporte-t-il. Tu veux qu’on échange ? Toi avec le fusil jusqu’à Berlin et moi qui conduis le taxi jusqu’à ce soir ? »

Le vieux semble considérer la question, mais pas tant que ça, et crache finalement par-dessus sa portière.

« J’suis mieux dans mon taxi, et j’ai plus l’âge de porter le fusil, hé hé ! dit-il dans un sourire sardonique. Tant mieux pour moi ! Par contre, vous, les gars, remuez-vous, parce que moi, les courses, je les facture en francs, pas en marks, alors gardez les Allemands loin de Paris !
— Ils sont aussi un peu trop près à mon goût, papy. »

Quentin refuse d’entrer davantage dans la conversation avec le vieux qui ne pense qu’à ses affaires et achève d’aider les deux soldats qui l’accompagnaient à décharger leur barda. Les conducteurs des taxis sortent un par un de leurs véhicules afin de discuter de la manœuvre à opérer pour prendre la route du retour. Quentin regarde cette assemblée de larrons trop vieux pour faire la guerre parler du front, du camp retranché de Paris, de la crainte d’être surpris par des aviateurs ennemis, et bien évidemment, se plaindre de leur réquisition :
« Tout ça parce que le gouvernement a pris la plupart des voitures disponibles quand il est parti à Bordeaux. »
Lorsque Quentin entend leur conversation basculer sur un autre sujet, il sent soudain ses poings se serrer.

« Qu’y a-t-il, caporal ? » demande l’un des soldats, dont les yeux se dirigent vers l’assemblée des taxis dont les membres parlent à présent à voix basse.
« C’est les vieux que vous regardez ? Ah, je les envie ; eux, ils rentrent à Paris ce soir, tout le monde va les considérer comme des héros, tiens », ajoute-t-il en ajustant son paquetage sur son dos.
Finalement, voyant que Quentin ne lui répond pas, il décide d’insister un peu :
« Vous êtes sûr que ça va, caporal ?
— Non, lâche Quentin d’un ton sec. Et tu sais pourquoi ? Tu sais ce qu’ils font ? poursuit-il.
— Non, caporal, je ne sais pas », dit le soldat, surpris par la gravité de son supérieur.

Quentin soupire et annonce, le plus calmement possible pour ne pas s’emporter devant ses hommes :
« Ils sont en train de discuter de leurs tarifs : ils ont laissé les compteurs tourner. »

Quentin tourne le dos à ce spectacle et, s’éloignant d’un bon pas, lance à la cantonade :

« Tu parles de héros ! »

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