9 septembre 1914 – Gouvix – Luc Rossignol

 

Lorsqu’il aperçoit les trois hommes sur le chemin boisé qui mène à la ferme familiale, Luc laisse échapper une brève exclamation de surprise. Il jette aussitôt le bâton avec lequel il jouait à tirer sur des Allemands imaginaires et court vers la maison en criant, paniqué :

« Maman, maman ! »

Il surgit à toute allure dans la cour de la ferme et se rue vers la porte de la maison qui s’ouvre sur sa mère. Elle est vêtue de l’habituel tablier sali qu’elle porte par-dessus sa robe lorsqu’elle fait la cuisine, ses deux fils aînés la suivent de près. Tous sortent dans la cour.

« Luc ! Qu’est-ce qu’il se passe ? demande sa mère d’un ton laissant à penser qu’elle s’attend à ce qu’il avoue avoir fait une bêtise.
— Il ne se passe rien, c’est un bébé ! Il a peur de tout ! dit Stéphane, son frère le plus âgé qui le toise du haut de ses onze ans.
— J’ai huit ans, je ne suis plus un bébé ! gémit Luc avant de pointer du doigt le chemin derrière lui. Il y a des gens qui arrivent !
— Qui donc ? s’étonne sa mère en se penchant doucement vers son fils.
— M’sieur le maire, M’sieur le cantonnier et le gendarme ! »

Le visage de Mme Rossignol se fige soudain. Elle se redresse, muette, en fixant l’entrée de la cour où apparaissent déjà les trois hommes annoncés par Luc. Elle les regarde sans dire un mot, essuie ses mains sur son tablier et, enfin, d’un geste à l’attention de ses fils, ordonne : « Vous trois, à l’intérieur. »

Inquiétés par le silence de leur mère, Luc et ses frères s’exécutent docilement mais se regroupent immédiatement à l’une des fenêtres de la maison, cachés par les vieux rideaux de la ferme. Leur mère va à la rencontre des trois hommes d’un pas très lent, et ils l’entendent s’exclamer, grinçante :

« Monsieur le maire, je savais que vous viendriez profiter de l’absence de mon mari pour essayer de nous prendre la ferme ! »

Les trois officiels échangent des regards gênés, et le cantonnier dit quelque chose à voix basse. Luc et ses frères murmurent entre eux : « Qu’est-ce qu’ils disent ? », « Pousse-toi, je ne vois pas ! », « Et moi, je n’entends rien ! ».

Et puis, les hommes retirent leur chapeau de concert avant que le maire ne tende lentement une enveloppe à Mme Rossignol. Elle s’en saisit, reste immobile en lisant ce qui y est inscrit, ignorant le maire qui s’adresse à elle, toujours très bas. Soudain, ses mains se mettent à trembler alors qu’elle éclate en sanglots. Elle tombe à genoux au milieu de la cour.

Les trois hommes semblent ne pas savoir que faire, et le cantonnier se penche sur elle pour l’aider à se relever. Elle pleure à présent si fort que ses lamentations parviennent sans mal jusqu’aux enfants, toujours collés à leur fenêtre. Ils voient leur mère serrer le courrier contre elle, puis le serrer si fort qu’elle le déchire presque.

« Qu’est-ce qu’il se passe ? » demande Luc, effrayé par les cris de sa mère, avant de sentir la main de Stéphane sur son épaule, rassurante, qui lui répond :
« Ce doit être une lettre de papa. Il n’y a que les lettres de papa qui font pleurer maman », dit-il en retenant ses propres larmes.

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