19 septembre 1914 – Mulhouse – Alexandre Coutier

« Faites attention à vous. »

La vieille femme s’exprime dans un français dont l’accent souligne qu’il y a bien des années qu’il n’a plus été parlé. Ses doigts noueux s’agitent autour des épaules d’Alexandre qu’elle couvre d’une large écharpe. Elle sourit en apercevant dans le col du garçon la petite bourse remplie de terre de Bourgogne qu’il porte autour du cou « tout comme son frère », lui avait-il expliqué.

Alexandre, soldat au 44e d’infanterie, était entré victorieux dans la ville en août avec les troupes françaises. Et puis, lors d’une contre-attaque allemande, il avait été blessé à l’épaule et s’était retrouvé isolé loin de ses camarades dans la ville reprise. Il s’était caché mais la blessure s’était infectée : c’est donc un soldat français terrassé par la fièvre qu’elle avait trouvé inconscient dans la ruelle derrière sa maison.

Elle avait vingt ans en 1870. Elle était née française, la guerre l’avait faite allemande. Elle s’était mariée, la guerre l’avait faite veuve.

Alors en voyant ce garçon avec un uniforme si proche de celui que son mari avait porté, elle n’a pas pu l’abandonner.

Elle l’a installé dans l’ancien bureau de son mari. Elle a fait venir un médecin de ses amis qui n’exerçait guère plus pour s’occuper du blessé, sans en dire un mot à qui que ce soit. Si cela s’était su, les Allemands seraient venus chercher le garçon. Il n’était qu’un pauvre vigneron mobilisé qui s’était perdu en portant un message au milieu d’une bataille.

Après plusieurs semaines de soins, il est désormais prêt à partir.

Elle tire sur les plis du costume de feu son mari et lève les yeux vers le ciel nocturne en souriant.

« Avec la nuit, vous avez de bonnes chances de sortir de la ville. Faites attention aux patrouilles. Et aux civils, si vous en voyez : pour beaucoup de gens ici, les Français, c’est l’ennemi.
— Je ne sais comment vous remercier, s’émeut Alexandre.
— Ah ah ! C’est inutile ! J’ai fait comme ces dames de Soissons dont on parle, voilà tout ! » rit la vielle dame en faisant référence aux rumeurs qui circulent.
À Soissons, une femme aurait sauvé des soldats en s’occupant d’eux, même sous les bombes, tandis qu’une autre aurait donné du fil à retordre aux Allemands qui occupaient la ville en s’autoproclamant maire pour empêcher des exactions. On n’imaginait pas des femmes s’impliquer de cette façon dans la guerre.

« Maintenant, allez-y ! Quand vous serez chez vous, écrivez-moi, ça me fera plaisir !
— Je n’y manquerai pas, c’est promis ! » répond Alexandre en la prenant dans ses bras avant de s’éloigner, d’abord lentement pour la saluer une dernière fois, puis d’un bon pas pour mieux disparaître dans la nuit mulhousienne.

L’aube n’est plus très loin lorsqu’enfin, Alexandre atteint les faubourgs de la ville qui portent encore les stigmates des batailles du mois précédent. Certaines maisons ne sont plus que des ruines, alors que des murs couverts d’impacts de balles laissent deviner à quelle fenêtre se trouvait un tireur que l’on tentait d’abattre. Sous la lune, on peut voir étinceler une douille coincée entre les pavés d’une rue, ou dépasser d’un mur l’un de ces fils que les Allemands avaient tendus avant de les électrifier. Caché au coin d’une rue, Alexandre observe les patrouilles allemandes qui vont et viennent, et repère finalement un passage pour arriver de l’autre côté de la ville. Il pourrait ainsi bientôt gagner les champs alentour que l’ennemi ne garde pas.

La porte de la maison qui abrite Alexandre s’ouvre soudain dans un grand bruit. En surgissent deux grands soldats allemands, les bras chargés de bouteilles. Alexandre se retrouve nez à nez avec eux et, malgré lui, jure :

« Merde ! »

Les Allemands ouvrent de grands yeux et lâchent leurs bouteilles dans un terrible fracas de verre, en hurlant : « Franzose ! ». L’un d’entre eux porte la main au pistolet qu’il a la ceinture et ouvre le feu sur Alexandre qui se met à courir aussi vite que possible. Une patrouille voisine, alertée par le bruit, met le fusil à l’épaule et lui crie « Stop ! » avant que leurs fusils ne fassent feu.

Les balles sifflent alors que les rues sont illuminées par les tirs qui frôlent Alexandre. Au moment où il s’apprête à tourner dans une ruelle, un coup de feu l’atteint. Une violente douleur dans le dos le fait s’effondrer sur les pavés. Allongé sur la chaussée, immobile malgré ses efforts, il sent chaque inspiration se faire plus pénible alors que les Allemands se rapprochent de lui en courant. Il devine derrière les fenêtres voisines les ombres d’habitants réveillés par le tapage de la fusillade.

Alexandre sent bien sa respiration faiblir. Il tousse douloureusement, et le sang qui emplit sa bouche éclabousse bientôt son visage. À présent, il est entouré d’Allemands qui penchent vers lui une lanterne pour mieux l’observer. Ils semblent ne pas savoir que faire de ce Français qui gît en pleine rue. Alexandre tousse encore et sait bien que c’est fini. Il a mal. Affreusement mal. Il voudrait que ça s’arrête.

Il pense à la maison.

Il pense à son petit frère Guillaume.

Les Allemands autour de lui relèvent la lanterne et font silence, certains tournent la tête. Celui au pistolet dit quelque chose à voix basse sur un ton apaisant. Il pointe le canon de son arme vers le front du Français et, pour la dernière fois de sa vie, Alexandre ferme les yeux.

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