22 septembre 1914 – Villers-Franqueux – Sébastien Fortval

 

« Vous venez pour le courrier ? ricane Sébastien assis sur un sac de courrier, au pied de la voiture postale. C’est plus l’heure, j’ai fini, c’est bouclé ! Faudra revenir demain, mon vieux ! »
Il tire sur sa pipe d’un air satisfait avant de lever les sourcils, surpris. Le type aux traits creusés et à l’uniforme débraillé en face de lui ne s’éloigne pas.

« Il y a un problème ? J’ai dit que c’était plus l’heure ! insiste Sébastien en agitant la main pour chasser l’intrus en même temps que la fumée de sa pipe.
— Et j’ai bien entendu, reprend posément Hugues de Brie. Mais si je viens bien pour le courrier, je viens plutôt pour faire affaire.

— Faire affaire ? s’étonne le caporal qui a réussi à être affecté au courrier pour éviter la première ligne.
— Oui, faire affaire, répète Hugues en articulant chaque mot avec soin. J’aurais besoin de vos services, puisqu’il se trouve qu’il y a ici des gens qui sont très… pudiques.
— Pudique ? »
À présent, le postier arbore un air des plus intrigués, ne comprenant pas bien là où veut en venir son interlocuteur.
« Voyez-vous, il y a des soldats ici qui n’aiment pas s’imaginer que des inconnus lisent leur courrier. Alors…
— Ah non ! coupe Sébastien. Non, non et non ! Si c’est encore pour venir gueuler contre la censure, moi, il faut me laisser tranquille, je n’y suis pour rien ! »

Hugues le considère de haut en bas et plisse les yeux avant de reprendre, un ton plus bas.

« Il y a méprise, mon ami : je ne viens pas “gueuler” comme vous semblez le croire. Je viens parler affaire, vous ai-je dit. Vous ai-je présenté mon affaire, d’ailleurs ?
— Non, répond le bonhomme comme s’il reconnaissait une erreur.
— Hé bien ! (De Brie prit une inspiration plus pour ménager ses effets que par nécessité.) Voici mon offre : les courriers que je vous porterai, vous ne les posterez pas à l’administration militaire. Je sais qu’en tant que postier, vous pouvez aller et venir dans les villages. Vous irez poster mes lettres à l’administration civile, et vous rapporterez des bureaux que je vous indiquerai les plis qui y arriveront. »
Hugues savoure la lueur d’intérêt qui commence à briller dans les yeux du postier.
« Et comment les courriers arriveront-ils ici sans passer par les bureaux de la censure ? demande Sébastien, étonné par ce soldat qui lui présente son affaire comme une évidence.
— Ça, c’est mon affaire », répond le noble avec suffisance.

Le postier se gratte le menton tout en jaugeant Hugues, avant de retirer sa pipe de sa bouche pour articuler aussi bas que possible, penché comme un comploteur :

« Et qu’est-ce que j’y gagne ? »

Hugues pense à tout cet argent qui pèse dans ses poches, celui-là même que ses camarades viennent de lui confier pour acheter les services du postier. Il tapote son portefeuille en souriant : ce que ces soldats peuvent être naïfs. Évidemment qu’il ne va pas utiliser cet argent : il lui fallait juste un prétexte pour le leur soutirer.

Il sait depuis longtemps comment convaincre le postier. L’argent des soldats servira à créer une nouvelle affaire au front. Tous ces hommes qui n’ont rien et veulent tout, et qui, mieux encore, savent qu’ils peuvent mourir du jour au lendemain, feront d’excellents clients pour ce qu’il aura à proposer. Hugues sourit à Sébastien :

« La question serait plutôt : qu’est-ce que tu as à y perdre ?
— Pardon ? s’indigne le postier.
— Je pourrais t’acheter », dit Hugues en sortant négligemment quelques billets de sa poche représentant bien plus qu’une solde.
Il sait que des hommes de son escouade l’observent de loin, et il veut qu’ils le voient agiter de l’argent sous le nez du postier.
« Comme tu peux le constater, j’ai de l’argent, dit-il crânement, en savourant la surprise dans les yeux de Sébastien, qui ne comprend ni d’où sort une telle quantité d’argent, ni ce tutoiement soudain. Alors soit tu obéis, et éventuellement, je t’en donnerai un peu si tu t’acquittes bien de ta tâche, soit j’achèterai quelqu’un de plus intéressant si tu fais mine d’ouvrir la bouche à mon sujet ou de seulement me désobéir. Et puis imagine qu’un officier ait une soudaine envie de te muter en première ligne. Ou même qu’un artilleur calibre mal son tir et touche ta petite voiture postale, ce serait vraiment dommage. Dis-toi qu’en travaillant pour moi, tu te protèges de tous ces tristes événements. »

Sébastien reste coi, sa pipe à la main, et le visage figé dans une expression où se mêlent étonnement et dégoût. Il maugrée entre ses dents, cherchant ses mots :

« Tu es… tu es… »

Hugues rit et sort un peu de tabac de sa poche pour se rouler une cigarette.

« À partir de maintenant, ce sera “Vous” et “Monsieur de Brie” quand tu t’adresseras à moi. »

Il achève de rouler son tabac, et sort un billet froissé de sa poche qu’il tend au postier.

« Un gage de ma bonne volonté et du bel argent qui irrigue mes poches. Quand tu auras fini ta pipe, prépare-moi de quoi écrire un télégramme : j’ai besoin de contacter des amis à Paris. »

Le soldat sent la colère monter en lui, mais de Brie se lève et tire sur sa cigarette avec un sourire triomphant. Au front comme ailleurs, l’argent, c’est le pouvoir, le postier ne peut l’ignorer. Et ce de Brie en a visiblement assez pour se permettre de lui asséner ces menaces. Il n’a visiblement pas le choix. La tête basse, et dans un soupir triste, il répond :

« Bien, Monsieur de Brie. »

Et le noble satisfait attend de pouvoir rédiger son télégramme en fumant tranquillement.

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