29 septembre 1914 – Belleville – Édouard Bachimont

 

L’estaminet a des airs de fête : par la porte grande ouverte sortent les notes grésillantes d’un phonographe qui s’emploie à inonder tout le quartier d’airs populaires. Devant les vitres, on a dressé un escabeau. Un homme y est perché, la cigarette aux lèvres. Il s’emploie à repeindre l’enseigne qu’il a déjà maladroitement barbouillée d’un jaune pétard. Il inscrit désormais en lettres noires le nouveau nom de l’établissement.

De passage dans la rue, Édouard déchiffre machinalement les premières syllabes. Il remonte ses binocles sur son nez comme pour accepter ce qu’il vient de lire. Il traverse la rue d’un pas énergique et se poste au pied de l’escabeau. Il accoste immédiatement le peintre d’un « Bonjour ! » qu’il essaie de faire paraître paisible alors qu’il n’en est rien. Il doit s’y prendre à deux fois avant qu’enfin, par-dessus la musique, l’homme l’entende et lui sourie depuis son perchoir.

« Ah ! Bonjour, brigadier, je pas entendre vous ! »

Le peintre aux gestes hésitants a un accent tchèque à couper au couteau qu’Édouard connaît bien : c’est Viktor, l’un des membres de la bande d’Hugues de Brie. Avant la guerre, c’était l’un des rares étrangers à déjà faire partie du gang. À présent que les Français ont été mobilisés et dispersés aux quatre coins du pays, Édouard le soupçonne d’être le chef du nouveau groupe que de Brie a réussi à créer en recrutant des étrangers non-mobilisables.

« Descendez donc de là que l’on discute ! » commande Édouard énergiquement.
Viktor s’essuie les mains dans un chiffon taché et descend prudemment de son escabeau.
« Que peux moi faire pour brigadier ? demande-t-il innocemment dans son français approximatif.
— Je peux savoir ce que vous faites ? »
Édouard indique de sa main droite l’enseigne jaune et noir au-dessus d’eux, et Viktor la contemple comme s’il venait à peine de la remarquer.
« Ça ? Patron dit que ça plaire à vous ! dit-il, un sourire en coin.
— Le patron ? Mais il est au front, le patron ! »

Viktor part d’un grand rire et son visage disparaît derrière l’épaisse fumée de cigarette qui s’échappe de sa bouche. Édouard ne peut ou plutôt ne veut pas comprendre : comment diable de Brie peut-il encore commander quoi que ce soit ? Il est au front, peut-être même mort ! Mais déjà, le Tchèque a une main dans la poche de son pantalon et en sort un télégramme chiffonné qu’il agite sous le nez du brigadier.

« Ça message du patron ! Lui dire de changer nom établissement. Et lui ajouter “Merci au Brigadier Bachimont pour l’idée, stop !” » déchiffre-t-il fièrement sur le message.
Édouard reste un instant interdit, puis voyant le sourire insolent du Tchèque, il tente de maintenir un semblant d’autorité en déclarant :
« Je vous ai à l’œil, mes gaillards ! »

Puis il s’en va reprendre sa patrouille, l’esprit tourné tout entier vers les moyens par lesquels de Brie a pu envoyer un télégramme depuis le front. Et il n’ose encore s’interroger sur le sens de cette nouvelle enseigne.

Viktor regarde le brigadier disparaître au coin de la rue, puis fourre le télégramme dans sa poche. Il remonte tranquillement sur l’escabeau et reprend sa peinture. À grands coups de pinceau qu’il applique au rythme de la musique du phonographe, il achève d’écrire le nouveau nom du café :

« Babylone ».

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