« Achemate ? » s’étonne une nouvelle fois Raymond en articulant lentement ce qu’on lui a présenté comme le moyen de combattre l’ennemi.
L’autre homme avec qui il attend devant l’entrepôt ferroviaire hausse les épaules : lui non plus ne sait pas ce que cela veut dire.
Lui aussi vient d’être envoyé devant ce bâtiment avec « Achemate » comme seule indication de son affectation, avec l’ordre d’attendre que l’on vienne le chercher. Il s’appelle Sylvain. Sylvain Vanbattel est un artilleur de Namur. Dans la déroute qui a suivi la chute de la ville, il s’est retrouvé en France. Il est revenu en Belgique il y a seulement quelques jours : un train l’a ramené à Anvers pour rejoindre les restes de l’armée belge et reprendre le combat.
Raymond regarde son compagnon d’affectation et pense à Erwin, comme il ne peut cesser de le faire depuis la semaine dernière. Pauvre gamin ! Après le sabotage, ils espéraient se retrouver tous les deux à Anvers et prendre un bateau pour l’Angleterre.
En traversant un village, il a revu Erwin : son ami s’était fait prendre par l’ennemi. On l’a aligné contre un mur avec deux autres types qui avaient fait Dieu sait quoi. Devant les villageois, un peloton d’exécution du Reich a braqué ses fusils droit sur eux.
Raymond est resté caché. Il ne pouvait rien faire et cela lui était insupportable. Erwin a reconnu Raymond. Il a souri avant de détourner les yeux : il ne voulait pas le faire repérer. Il a alors crié qu’il n’avait pas peur en flamand, dernière bravade d’un garçon de dix-neuf ans qui savait que sa vie était terminée. Une dernière fois, Raymond a croisé le regard embué de larmes de son ami et l’a revu, l’espace d’un instant, le jour où il était monté pour la première fois dans sa locomotive en tant qu’apprenti. Et puis les Allemands avaient tiré. Raymond s’était mordu les lèvres pour ne pas crier en voyant le corps du garçon s’affaisser telle une poupée de chiffon.
En arrivant sain et sauf à Anvers, Raymond s’était senti profondément coupable d’être en vie. Il avait plus de cinquante ans et il avait bien vécu. Erwin, lui, n’avait pas commencé à vivre. Alors tant pis pour le bateau vers l’Angleterre : il s’était présenté au bureau de recrutement le plus proche et avait demandé à se rendre utile. C’est là qu’on lui a annoncé qu’il devait rejoindre le « Achemate ».
Le voilà à présent avec cet artilleur à discuter de leurs mésaventures respectives tout en se demandant pourquoi un mécanicien et un artilleur étaient affectés au même endroit.
La porte de l’entrepôt derrière eux s’ouvre soudain. À leur grande surprise, apparaît la tête d’un officier souriant de toutes ses dents. Son accent leur fait dire qu’il est anglais, mais il s’exprime dans un très bon français :
« C’est vous, les Belges qui nous rejoignez ? Allez, entrez ! »
Raymond et Sylvain échangent des regards interloqués puis s’engagent à la suite de l’Anglais, qui les invite avec enthousiasme à s’avancer. À peine ont-ils mis les pieds dans l’entrepôt que Sylvain demande :
« Mais… le Achemate, c’est quoi ? »
L’Anglais part d’un grand rire et s’écarte pour révéler le mystère qui laisse les deux hommes béats. Devant eux, une locomotive aux lignes racées, tout droit sortie d’un illustré du futur. Des soldats belges sont occupés à y souder des plaques de blindage.
Des marins anglais inspectent un wagon lourdement protégé d’où dépasse un imposant canon de marine. L’officier anglais tape dans le dos des deux volontaires, toujours bouche bée, et il rit à nouveau :
« Messieurs, voici le H.M.A.T ! »
Il pointe du doigt une inscription qui marque le flanc du train blindé et annonce avec fierté :
« His Majesty Armoured Train : bienvenue dans notre forteresse roulante ! »