10 octobre 1914 – Annecy – Jacques Weinberg


 

Les morceaux de verre tournoient en étincelant au milieu de la boutique, puis se brisent au sol en des milliers d’éclats que Jacques ne voit qu’à peine, les yeux embués par les larmes.

« Arrêtez ! Arrêtez, je vous en prie ! » s’époumone Jacques, à genoux sur le sol de la bijouterie. Les débris de sa vitrine continuent à s’écraser autour de lui chaque fois qu’une pierre la traverse. De dehors, malgré ses supplications, les cris se poursuivent :

« Dehors, le Boche ! »
« Traître ! Espion ! »
« Retourne chez le Kaiser ! »

Jacques se redresse douloureusement pour faire face au petit groupe d’hommes et de femmes de tous âges qui se sont réunis devant sa boutique. Ils sont massés les uns contre les autres au point que, au travers de ses larmes, Jacques ne voit qu’une masse noire d’où parfois émerge un bras qui lance une nouvelle pierre. Le vieux bijoutier frotte ses yeux du coin de son tablier de cuir et s’avance en chancelant jusqu’à la porte, sans même remarquer qu’un éclat lui a ouvert la tempe.

« Je ne suis pas allemand ! répète Jacques. Je suis français !
— Weinberg ! Weinberg, c’est pas français, sale Fritz ! s’exclame une jeune femme face à lui.
— C’est un nom juif ! Juif ! »

La voix de Jacques est couverte par les cris des assaillants. Et les projectiles continuent à ricocher autour de lui. Jacques essaie de croiser le regard des passants pour que l’un d’entre eux aille chercher la police, mais ces derniers accélèrent le pas et contemplent leurs chaussures. Personne ne veut se mêler de ce qu’il se passe. Le bijoutier sent sa gorge se serrer alors qu’il est abandonné à son sort.

Au début de la guerre, Jacques avait craint pour son commerce en apprenant dans le journal les dégradations de magasins aux noms « pas assez français » qui avaient eu lieu dans d’autres villes. Mais à Annecy, tout était resté calme.

Et puis, les premiers courriers annonçant la mort d’enfants du pays étaient arrivés. La tristesse des familles était devenue un vent de colère que seule la recherche et la punition de coupables auraient su apaiser. D’abord, ça avait été le magasin de Müller, le cordonnier. Sa famille était venue d’Allemagne il y a plus de cent cinquante ans. À la fin du mois d’août, une foule prise d’une bouffée de rage l’avait obligé à fermer son établissement. Puis il y avait eu M. Desmaret, un comptable dont la femme était allemande : elle qui était autrefois appréciée en ville était soudain devenue une espionne potentielle aux yeux de bien des gens. À la mi-septembre, ils avaient abandonné leur maison, officiellement pour aller « se reposer » chez le frère de l’époux, fonctionnaire à Nantes. Et à présent, c’était le nom de Weinberg que l’on montrait du doigt.

Ils ne sont qu’une vingtaine devant la boutique. Parmi eux, plusieurs personnes que Jacques connaît bien. Louise, la voisine du bout de la rue, toujours polie, qui était venue faire réparer un collier dans sa bijouterie au mois de mai. Alain, un ouvrier âgé, connu dans tout le quartier pour son rire qu’aucune porte de café n’aurait pu retenir. Et Céline, une jeune fille que son fils David passait chercher sur le chemin de l’école quand ils étaient petits.

À présent, tous ces visages, autrefois amicaux, sont déformés par la colère. La rage et la tristesse qui les habitent les ont éloignés de la raison. Jacques fouille dans sa poche, ignorant les jets incessants de pierre autour de lui. Il brandit d’une main tremblante une photographie.

« C’est mon fils ! C’est David ! Céline, tu te souviens ? Il est dans l’armée française ! Il se bat pour vous ! Pour nous tous ! Il a été blessé à la tête en Belgique ! »

Le vieux bijoutier s’abrite derrière la photographie de son fils comme derrière un talisman. Les cris de colère paraissent s’apaiser un instant et puis reprennent de plus belle :

« Hé bien, à ton tour ! » crie quelqu’un avant de lancer une lourde pierre qui atteint Jacques en plein visage.

Le vieil homme perd connaissance.

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