13 octobre 1914 – Faubourg Saint-Jacques – Lucien Ledoux

Lucien contemple le spectacle rarissime de l’imprimerie à l’arrêt en pleine journée.

Accoudé à la rambarde, devant la porte du bureau de son père, il regarde les machines alignées sous ses yeux. À cette heure, tous les jours, elles assourdissent le voisinage. Pourtant, aujourd’hui, elles sont immobiles, géants de métal figés par un étrange maléfice. Au beau milieu de l’atelier, son père s’agite en essuyant son visage rubicond avec son mouchoir. Les bras levés, il n’a de cesse de crier furieusement :

« Fainéants ! Bande de fainéants ! Ils me le paieront ! »

Lucien tire sur sa cigarette comme pour se réchauffer. Il trouve le courage de s’adresser à son père en espérant que sa colère ne se retourne pas contre lui. Il lance d’une voix aussi apaisante que possible :

« Il faut comprendre les ouvriers : une bombe qui tombe juste à côté de l’atelier… Ils ont eu peur. Une journée de repos ne leur fera pas de mal, et ils reviendront demain, je suis sûr que nous compenserons rapidement le manque à gagner. »

La veille, un Taube a encore survolé Paris. Ces derniers jours, les avions allemands, que l’on n’avait plus vus depuis le mois de septembre, survolent à nouveau la capitale. Mais à présent, ils ne larguent plus simplement des tracts et de petits explosifs : ils arrivent avec des bombes plus grosses, et visent ouvertement la population. Un appareil a survolé le Faubourg Saint-Jacques le jour précédent et plusieurs personnes ont été blessées. Une bombe a explosé juste devant l’imprimerie. Les carreaux ont été soufflés, et les membres de l’équipe de jour, terrorisés, se sont octroyé un jour de repos, non négociable, pour se remettre de leurs émotions. Le père de Lucien imaginait que les ouvriers seraient là malgré tout, après une bonne nuit de sommeil, mais il doit reconnaître qu’il n’en est rien. Sous le regard de son fils, il ne lui reste qu’à errer au milieu de l’atelier déserté, et à ramasser les quelques morceaux de verre qui n’ont pas été balayés la veille.

M. Ledoux lève des yeux plein de colère vers son fils et le pointe d’un doigt accusateur.

« Les ouvriers ? Tu crois que je parle de cette bande de pleurnichards ? Je parle de tes deux copains ! Ils sont censés repousser les Allemands, hein ? Hé bien tout ce que je vois, c’est qu’ils ne sont ni en train d’empêcher les Taube de nous attaquer, ni en train de faire tourner les machines ! Fainéants ! Lâches ! »

Lucien peine à croire ce qu’il vient d’entendre. Il en laisse tomber sa cigarette, reste coi l’espace d’un instant, puis s’emporte soudain :

« Attends, ils risquent leur vie au front et… »
Il n’a pas le temps d’aller plus loin que son père explose de fureur.
« Le front, le front, il ne bouge plus, le front ! Et ils sont bien en vie tous les deux, à écrire des lettres auxquelles il faut répondre en allant les poster à l’autre bout de Paris pour je ne sais quelle raison ! Tu parles qu’ils risquent leur vie ! Et nous, alors ? Cet avion aurait pu tous nous tuer ! Nous, au moins, on travaille : on promet que L’Intransigeant sera imprimé tous les matins ! Et tous les matins, c’est fait ! Et eux, ils ont dit qu’ils partaient s’occuper des Boches, et vois le résultat ! »

M. Ledoux conclut son discours en balayant l’air d’un geste plein de mépris, comme s’il pouvait chasser le sujet aussi facilement que la fumée de la cigarette de Lucien qui se consume au sol. Le jeune homme reste silencieux, choqué mais ne sachant que répondre.

Il a un regard pour la carte achetée quelques semaines auparavant pour suivre la guerre. Avec la stabilisation du front, le jeu des pions à déplacer est devenu inexistant et, désormais, elle fait davantage office de nappe, couverte de verres et de cendriers. Le front disparaît peu à peu sous la vie quotidienne.

« S’ils reviennent, je ne suis pas sûr de les reprendre, ces fainéants », grogne encore M. Ledoux.

La tête d’un gamin du quartier apparaît par la porte ouverte de l’atelier. Il lance d’une voix surexcitée :

« Venez vite ! Les Allemands ont encore largué des bombes ! On dit que c’est tombé sur Notre-Dame ! »

Une fois que l’enfant a disparu, M. Ledoux jette un regard lourd de sens à son fils, qui ne dit rien, préférant éviter de raviver la colère de son père. Le patron de l’atelier s’en va d’un pas lent, et avant de passer la porte, sans même regarder Lucien, il râle une dernière fois, d’une voix intelligible :

« Fainéants ! »

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