« Infirmière ? »
Dans la nuit, l’appel est si faible qu’il évoque une voix lointaine portée par un courant d’air qui aurait filé entre les pierres de l’imposante demeure où est installé l’hôpital de campagne. Pourtant, Ludivine l’a parfaitement entendu : après plus de deux mois passés au front, elle se surprend elle-même à percevoir la moindre voix qui la sollicite, si basse soit-elle. L’hôpital résonne toujours des gémissements des blessés qui attendent que l’on vienne s’occuper d’eux et des cris de ceux que l’on emmène vers la table d’opération.
« Infirmière ? »
La voix a repris, affaiblie, mais toujours de ce ton très poli. C’est un grand blessé, elle en est sûre. Pour des raisons qu’elle ignore, Ludivine a constaté que plus les hommes étaient gravement blessés, plus ils étaient polis. La mort approchant, ils souhaitent peut-être l’affronter aussi dignement que possible.
Ludivine court maintenant dans le couloir où s’entassent les civières faites de bric et de broc autour desquelles des soldats aux bandages sales offrent des paroles de réconfort à leurs camarades allongés. Enfin, elle pousse la porte de la petite salle où s’entassent ceux qui ont été le plus sévèrement touchés.
Entre eux, les blessés l’appellent « le mouroir ».
Ludivine allume une chandelle pour révéler quatre lits branlants, récupérés dans le village, et où des figures aux yeux clos respirent difficilement sous les draps blancs. Seule l’une d’entre elles s’agite : un militaire aux cheveux blonds dont la tête dodeline en regardant l’infirmière.
À l’arrière, Ludivine avait appris qu’il fallait s’habituer à la pâleur des patients, lorsque la maladie les rongeait de l’intérieur. Mais au front, on ne s’occupe plus de malades, mais de blessés. Et lorsque la mort vient, leur peau prend une couleur terreuse, jaune et brune, leurs veines serpentent en fleuves noirs, là où le sang s’épaissit autour de plaies monstrueuses que l’on ne peut imaginer.
Le soldat dans le lit est de ceux-là.
Les brancardiers l’ont ramené dans la nuit : il avait fallu attendre l’obscurité pour aller le chercher entre les lignes. Aux dires de ceux qui l’ont rapatrié, quelqu’un avait planté une baïonnette surmontée d’un mouchoir près de l’endroit où il était tombé. On l’avait découvert inconscient ; il ouvre les yeux pour la première fois depuis son arrivée. De grands yeux pâles animent son visage, affreusement jaune à la lueur de la bougie. Le soldat regarde Ludivine avec une sorte de profonde révérence et murmure plus qu’il ne parle.
« Infirmière… s’il vous plaît.
— Que puis-je faire pour vous ? répond Ludivine en chuchotant à son tour.
— J’aurais besoin d’une faveur. Ce serait vraiment très aimable de votre part. »
Ludivine hoche la tête silencieusement et pose sa main sur la sienne : elle est déjà glacée.
« Je vais partir ? dit-il en réprimant un sanglot. Je vais partir, n’est-ce pas ? »
Ludivine hésite à lui mentir. Il a probablement vingt-deux ou vingt-trois ans, guère plus. Le médecin qui l’a opéré a dit qu’il ne verrait pas l’aube. À quoi bon lui mentir ? Il n’a repris conscience que pour mourir. Ludivine sent une boule se former dans sa gorge à l’idée de devoir confirmer quelque chose d’aussi difficile ; elle ne peut qu’approuver d’un simple signe de tête. Sur le visage imberbe du jeune homme, un sourire se dessine péniblement.
« Merci. C’est bien ce que je pensais. »
Une larme roule sur sa joue et ses lèvres se tordent alors qu’il se bat pour ne pas se laisser aller à pleurer comme un enfant.
« Faites-moi une faveur, s’il vous plaît. Il faut que vous écriviez que je suis mort très vite, d’accord ? »
Il s’arrête un instant, et parvient à hisser sa main libre jusqu’à son visage pour le dissimuler un instant alors que des sanglots le secouent.
« C’est pour ma mère, dit-il alors que ce mot crispe les doux traits de son visage, elle ne doit pas apprendre que je suis mort comme ça. Dites-lui que je suis mort là-bas, avec mes hommes autour de moi. Dites-lui que je n’ai pas eu le temps de m’en rendre compte. Elle ne doit pas savoir que j’ai fini comme ça ! »
Il gémit et de nouvelles larmes coulent sur ses joues. Ludivine se penche vers lui pour le rassurer dans ses derniers instants. Elle chuchote suffisamment bas pour que sa propre gorge serrée ne la trahisse pas :
« Je le ferai, ne vous inquiétez pas. »
Le soldat sourit, et essuie une larme de sa main.
« Je ne m’inquiète pas. Plus maintenant », dit-il avec difficulté.
Ses yeux se perdent un peu, puis se fixent avec difficulté sur la bougie. Il est en train de perdre la vue. Il part.
« Merci pour tout. »
Ses yeux s’éteignent peu après ces derniers mots et sa tête s’enfonce mollement dans l’oreiller alors que sa main retombe sur son torse. Ses yeux sont fixés sur la bougie. L’infirmière lui abaisse les paupières puis se redresse. Elle prend une grande inspiration : elle a encore beaucoup de difficultés à accompagner les mourants.
Et pourtant, elle ne s’imaginerait pas ailleurs.
Ludivine pose la bougie sur une table de nuit, prend son calepin et note :
« Lieutenant Nicolas Charbonnet. Mort le 14 octobre 1914. »