17 octobre 1914 – Ypres – Neville Bowers


 

« Ça devrait se calmer un peu. »

Neville ouvre un œil en entendant la voix de Robinson, et soupire longuement en braquant son regard courroucé vers son camarade. Ce dernier n’y prête guère attention. Assis sur une caisse de munitions installée devant les portes ouvertes de la cathédrale d’Ypres, il est occupé à admirer les rayons du soleil qui traversent la rosace étincelante pour éclater en mille couleurs à l’intérieur de l’édifice religieux. À la vue de ce phénomène qui transforme chaque dalle et colonne en immense mosaïque lumineuse, Neville pardonnerait presque à Robinson de l’avoir réveillé. Il se redresse péniblement au milieu des soldats qui font la sieste après avoir marché toute la nuit. Ils profitent du calme des alentours de la cathédrale pour prendre un peu de repos. Neville bâille puis prend une gorgée d’eau de sa gourde pour rafraîchir sa bouche pâteuse.

« Robinson, tu parles encore tout seul, dit Neville tout bas pour ne pas réveiller les autres.
— Ah, tu es réveillé ? s’étonne le soldat en se tournant vers Neville.
— Forcément, tu pensais tout haut, je t’ai dit, répète-t-il avec agacement. Je rêvais que j’étais dans un restaurant de Londres, avec tous les plats que je voulais, des boissons à n’en plus finir, et des serveurs qui ravitaillaient ma table comme si leur vie en dépendait… Et à cause de toi, je me réveille les fesses sur des vieilles pierres en Belgique avec à peine de quoi manger ! »

Robinson hausse les épaules et regarde à nouveau à l’intérieur de la cathédrale, où l’on aperçoit des militaires britanniques déambuler, les yeux levés vers les détails de l’architecture. Le mitrailleur désigne du doigt un lieutenant replet qui contemple les vitraux en se roulant une cigarette.

« Tu vois ce type, là-bas ? C’est un officier de liaison.
— Et ? »

Neville regarde à peine le lieutenant, plus intéressé par le visage de ses camarades assoupis autour de lui. Il se demande si eux aussi rêvent de restaurants londoniens. Robinson poursuit.

« Il n’avait plus de tabac, alors comme j’étais réveillé pour aller pisser, il est venu m’en demander.
— Quelle histoire passionnante. Allez, je me rendors. »

D’une main, Neville tape sur son sac comme sur un gros oreiller, puis y repose sa tête en fermant les yeux. Avec un peu de chance, il pourra reprendre son gargantuesque repas onirique. Il croit déjà sentir un fumet délicieux s’échapper des cuisines londoniennes lorsque la voix de Robinson le tire à nouveau de son demi-sommeil.

« Il m’a dit que les Allemands ne pouvaient plus essayer de nous prendre de flanc. Alors je me disais que ça devrait se calmer un peu. »

Neville redresse la tête et lâche rageusement :
« Robinson, ta gueule, on veut dormir ! »

Des “Ouais, ta gueule Robinson !”, “Tu fais chier, Robinson” et autres “C’est pas bientôt fini ?” viennent soutenir Neville : les soldats autour de lui, sans même ouvrir les yeux, essaient de faire taire de leurs injures le mitrailleur bavard. Ce dernier se lève et commence à brailler :

« Ah, bravo ! Je vous rapporte des informations capitales et vous, vous me remerciez comme ça, tas de pouilleux !
— Ta gueule, Robinson ! répète un Anglais.
— Et pourquoi les Allemands ne pourraient plus nous prendre de flanc ? »

Robinson attendait visiblement la question : Neville reconnaît le sourire plein de fierté qui naît sur les lèvres de son camarade. Robinson reste un instant silencieux, puis explique ce qu’il sait sur le ton de la confidence :

« Ah, mais, mes petits gars, c’est tout simplement parce qu’à force d’essayer de nous contourner, et nous d’essayer de les contourner, les Allemands ont tiré le front jusqu’à la mer du Nord, comme nous ! Nos armées y sont arrivées cette semaine ! C’est ce que l’officier de liaison a dit ! On est donc face à face ! Vous comprenez ce que ça veut dire ?
— Mais quel rapport avec le fait que ça se calme ? demande Neville en essayant de ne pas montrer combien le sourire de Robinson l’énerve.
— Si on est face à face, finis, les grands plans et les grandes stratégies ! Plus besoin de nous faire courir des semaines entières pour arriver les premiers dans je ne sais quel trou paumé ! Et puis avec tout ça, ça va vite s’ennuyer à l’état-major. On est plus au Moyen Âge, on va pas tous se mettre en ligne et se foncer dessus. Du coup, ils vont commencer à réfléchir à une solution diplomatique. Alors ouais, ça devrait se calmer un peu, faites-moi confiance. D’ici quelques semaines, on est à la maison. »

La simple évocation d’un retour prochain au foyer suffit à faire ouvrir les yeux à tous ceux qui cherchaient encore le sommeil, et rapidement, la section anglaise qui était assoupie près de la cathédrale d’Ypres se transforme en véritable cercle de débat. Chacun se prend à parier sur la date d’un prochain retour. Neville ne dit rien, et finalement, tente :

« Ou alors, les Allemands vont essayer de nous passer droit dessus. »

Robinson éclate d’un petit rire méprisant et, agitant son doigt comme un professeur corrige un élève, il conclut :

« Bien sûr que non ! Avec nous à l’ouest et les Russes à l’est, ils devraient nous laisser tranquilles. »

Il se laisse alors tomber, et ferme les yeux en posant sa tête contre le bord de la caisse qui lui a servi de siège. Et sous le regard médusé de ses camarades, Robinson lance :

« Maintenant, vos gueules ! Votre ami Robinson aimerait dormir sur ces bonnes nouvelles. »

Sa dernière phrase tombe dans son soupir de dormeur :

« Profitez du calme d’Ypres ! »

%d blogueurs aiment cette page :