La salle de réunion de l’immeuble de L’Intransigeant est si mal isolée que l’on entend au travers des cloisons les machines à écrire qui cliquètent dans les pièces voisines. Chaque fois qu’il s’y trouve, Bastien a l’impression d’être enfermé dans un coffre que des insectes mécaniques escaladeraient de toutes parts. Il essaie cependant de ne pas y penser, et essuie de son mouchoir les gouttes qui perlent sur son front.
« Quel est votre avis, Fourrache ? »
La question est suivie d’une série de ricanements à peine contenus, et les journalistes autour de la table se tournent vers Bastien. Comme toujours, celui-ci panique un peu lorsque le rédacteur en chef lui demande son opinion, et il devient instantanément pâle avant de suer encore davantage. Son mouchoir déjà imbibé peine à sécher les gouttelettes de sueur qui humidifient sa fine moustache, et les rires reprennent de plus belle à la vue de cet homme enveloppé qui semble se liquéfier chaque fois que l’on s’adresse à lui.
« Je n’ai pas entendu la question. Avec les machines à écrire, bafouille Bastien.
— Je vous demandais ce que vous pensiez de notre prochaine une : “Sur tous les champs de bataille, les Alliés marquent des progrès !” »
Le rédacteur en chef a un sourire en coin que Bastien connaît bien : il sait que son supérieur n’a que faire de ce qu’il pourrait dire. Il ne l’interroge que pour le principe et le plaisir de s’entendre approuvé. Et accessoirement, parce que la nervosité et les problèmes de sudation de Bastien lorsqu’il est sous pression font rire les autres journalistes.
Mais aujourd’hui, il en a assez de ces moqueries. Aujourd’hui, il ne va pas s’écraser sous les quolibets : il va faire ce que tous ces piètres rigolards n’osent pas faire autour de la table.
Il va donner son avis, le vrai.
Il prend une grande inspiration, et se lance d’une voix pourtant moins assurée qu’il ne l’aurait voulu :
« C’est que, chef, nous titrons tous les jours depuis trois mois sur nos armées allant de succès en succès. Sauf que pendant ce temps, les Allemands ont envahi la Belgique, sont arrivés en France et à présent… »
Une longue clameur indignée parcourt la table. Tous les présents se rangent instantanément du côté du rédacteur en chef dont le sourire vient de se tordre en une grimace outrée. Il se lève et frappe du poing sur la table, ce qui provoque chez la plupart des journalistes une soudaine envie de regarder leurs pieds.
« Fourrache, mon gros, vous dépassez les bornes ! tempête-t-il. Vous n’êtes qu’un petit correcteur qui s’est élevé, et encore, vous n’avez le titre de journaliste que parce que je le veux bien ! Alors quand votre rédacteur en chef vous soumet une idée, ayez l’intelligence d’acquiescer sans réserve !
— Mais, monsieur… tente vainement Bastien, dépassé par la colère de son chef.
— Taisez-vous ! J’en sais beaucoup plus que vous, petit merdeux ! crache-t-il au visage de Bastien. Vous êtes du côté des Boches, c’est ça ?
— Non, je…
— Silence ! hurle le rédacteur en chef. Silence ! Encore un mot et j’envoie votre nom de défaitiste au ministre de la Guerre en personne ! Maintenant, vous tous, fichez-moi le camp et à vos articles ! lâche-t-il en faisant valser tous les documents qui se trouvent devant lui. Et vous, Fourrache, ne revenez me voir que quand vous aurez écrit quelque chose qui fera plaisir à nos lecteurs dont les gamins sont au front ! C’est compris ? Vous croyez qu’ils vont payer pour des mauvaises nouvelles ? Du vent maintenant ! Du vent ! »
Aussitôt, tous les journalistes se lèvent et, les yeux toujours rivés sur leurs lacets, quittent la salle de réunion. Fourrache s’empresse de se glisser dans la masse pour se faire oublier, et sort un nouveau mouchoir de son veston pour essuyer son visage qui ruisselle.
À peine la porte s’est-elle refermée sur le petit groupe que le rédacteur en chef se remet à sourire, les oreilles bercées par le bruit des machines à écrire qui s’activent de l’autre côté des murs. Il murmure alors pour lui-même, comme calmé par son coup de sang :
« Fourrache, si vous voulez la guerre, vous allez l’avoir. »