La pièce semble raconter à elle seule l’histoire des deux derniers mois. Dans un coin, des cartons éventrés par l’urgence du déménagement vers Bordeaux vomissent leurs dossiers sur le vieux parquet. À leurs côtés, une table est couverte de télégrammes et de plis urgents sur lesquels on peut encore lire les grandes dates de la bataille de la Marne.
On pourrait penser à une remise oubliée si, au milieu de la pièce, derrière un riche bureau, n’était assis Alexandre Millerand, le ministre de la Guerre. Installé dans ce cabinet d’un hôtel particulier depuis l’évacuation de Paris, il est occupé à étudier une pile de documents, et fronce ses sourcils pointus à chaque fois qu’il examine un nouveau papier.
Il finit par signer celui qu’il a devant les yeux en marmonnant quelque chose dans sa moustache, puis considère le suivant jusqu’à ce qu’enfin, il remarque Maurice, qui attend silencieusement devant lui. Le ministre relève ses lorgnons et lui fait signe de s’avancer.
« Monsieur Chaumette.
— Monsieur le ministre.
— Je ne vous ai pas entendu entrer, dit-il d’un ton distrait. Que se passe-t-il ? De nouveaux feuillets à signer, je suppose ? »
Maurice sourit et secoue la tête : non, aujourd’hui, il ne vient pas apporter de nouveaux documents à valider, comme il peut en arriver parfois par centaines toutes les heures. Il tend simplement un dossier contenant quelques feuillets et le pose sur le bureau du ministre.
« La situation dans le Nord, monsieur. Vous m’avez demandé de vous faire un point si jamais il y avait du nouveau, explique Maurice tout en reculant d’un pas.
— Et alors ? s’enquiert le ministre. Qu’y a-t-il de nouveau ?
— Les Belges nous ont fait part d’un plan, monsieur. »
Le ministre reste silencieux un instant, dévisage Maurice, puis se penche à nouveau sur les papiers étalés sur son bureau.
« Les Belges se sont bien battus, mais à présent, leur armée est dans un piètre état, même leurs canons n’ont plus cent coups à tirer. Quel plan d’offensive pourraient-ils bien encore avoir ? résume le ministre d’un ton qui n’appelle aucune réponse.
— Ce n’est pas un plan d’offensive, Monsieur le ministre. Pas avec une armée, du moins. »
Millerand relève la tête et ses yeux pétillent de curiosité : Maurice a toute son attention. Le fonctionnaire s’approche du bureau et ouvre le dossier pour en tirer une petite carte du front du Nord, où il indique différents points.
« Les Allemands continuent d’essayer de forcer le passage de l’Yser, et les Anglais renforcent Ypres que l’ennemi menace. Quant à nos contre-offensives, elles butent sur des défenses bien aménagées et enterrées.
— Et ? Allez droit au but, Chaumette, ordonne Millerand, impatient.
— C’est là qu’intervient l’idée des Belges, Monsieur le ministre. »
Maurice tourne une page du dossier et une nouvelle carte apparaît, couverte de larges taches bleues. Le ministre lève les yeux, peinant à croire ce qu’il voit, et c’est là qu’il surprend le membre de son cabinet à sourire un bref instant.
« L’état-major du roi des Belges propose d’ouvrir les digues et de sacrifier toute une partie des terres en y faisant entrer la mer », explique Maurice tout à fait posément.
Il sourit à nouveau très brièvement en lisant la surprise sur le visage du ministre de la Guerre face à une telle idée, puis il conclut :
« Monsieur le ministre, les Belges proposent de noyer l’armée allemande. »