4 novembre 1914 – Cormicy – Hubert Mussy

 

« J’peux pas, mon lieutenant. Je suis désolé, j’peux pas faire ça. »

À l’intérieur du camion de l’intendance, il y a à peine assez de place pour Hubert et le lieutenant. Ils échangent à voix basse au milieu des cuirasses et des outils empilés autour d’eux. L’officier piaffe en écartant un pan de toile qui couvre l’arrière du véhicule. Il observe les hommes qui attendent après eux, puis il se tourne vers l’armurier.

« Mussy, pas de chichis. Vous sortez de ce camion, vous expliquez aux hommes comment mettre leur nouvel équipement et à quoi il sert, un point c’est tout. Ces cuirasses viennent d’être livrées, et ces gars ont ordre de les mettre pour monter à l’assaut, c’est compris ? Alors, au boulot ! »

Hubert attrape l’une des cuirasses et passe ses doigts sur la toile qui couvre les plaques de blindage supposées protéger le torse des soldats. Il soupèse l’objet puis le repose avant de regarder son supérieur, plus petit que lui d’une bonne tête.

« Mon lieutenant, je connais ce matériel, dit-il embarrassé Je suis armurier militaire depuis quinze ans, et ça, ce sont les cuirasses qu’on a essayé de refiler à l’armée russe en 1911. Même eux n’en ont pas voulu, vu comme elles laissent passer les balles. Alors je ne peux pas sortir expliquer à nos hommes que ça va les protéger. Ce serait… (Il hésite puis lâche :) Ce serait mentir, mon lieutenant, sans vous manquer de respect.
— Ce n’est pas le même modèle, c’en est un nouveau ! s’emporte alors l’officier. Celui-ci est validé par l’armée ! Alors il fonctionnera !
— Je comprends, mon lieutenant, mais moi, tout ce que je sais, c’est que ce modèle ressemble drôlement au précédent, insiste Hubert. À part un papier qui me dit qu’il est efficace, je n’en ai pas la moindre preuve. Mon rôle d’armurier, c’est de distribuer de l’équipement en lequel j’ai confiance, dont je suis sûr qu’il est efficace. Et là, je ne peux pas sortir de ce camion et affirmer quelque chose à la troupe alors que je ne le crois pas moi-même. »

Le lieutenant considère l’imposant armurier qui le domine de toute sa stature, et finit par siffler entre ses dents :
« Ces hommes vont monter à l’assaut, Mussy. Toute protection sera la bienvenue pour eux. Qu’elle fonctionne ou non, l’important, c’est qu’ils avancent sans se poser de questions !
— Mon lieutenant, dans le meilleur des cas et si j’en crois les papiers, cette cuirasse arrête seulement les balles tirées à plus de deux cents mètres. Ils vont attaquer le village de Sapigneul. Ce n’est pas fait pour une attaque de ce type ! Dans les rues, ils vont se retrouver à devoir avancer avec d’énormes plaques qui vont les ralentir, les encombrer ! Pire, chaque fois qu’une balle traversera, elle enverra des morceaux du métal de la cuirasse partout dans… »

Un coup de poing sur une pile de cuirasses arrête net l’armurier, que le lieutenant dévisage rageusement.

« Nous ne nous sommes pas compris, Mussy : je me moque de votre avis ! (Le supérieur ne peut crier, pour ne pas se faire entendre des hommes qui les attendent, mais il est rouge de colère.) Ordre est de distribuer ce matériel, et c’est à l’armurier de le faire. Qu’importe que vous y croyiez ou non, je vous ordonne de sortir de ce camion et de faire ce qu’on vous dit. Et si vous n’êtes pas convaincant, je vous fais passer en conseil de guerre, c’est compris ? »

L’atmosphère à l’arrière du véhicule est devenue presque étouffante. La lèvre inférieure d’Hubert tremble, et il se retient de frapper son supérieur encore rubicond. Il se tourne rageusement et soulève la toile du camion. Apparaissent plusieurs compagnies du 24e d’infanterie qui lâchent un « Haaa ! » en voyant l’armurier et son matériel se révéler à eux, comme lorsque le rideau se lève au spectacle.

Hubert prend une grande inspiration et choisit une cuirasse qu’il présente à son auditoire depuis le camion découvert. Il espère que son visage ne trahit pas la honte et le remords profonds qu’il ressent alors qu’il se lance :

« Messieurs, chacun d’entre vous va recevoir une cuirasse. Celle-ci, vous le verrez, vous protégera efficacement face aux projectiles ennemis… »

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