7 novembre 1914 – Neuilly-sur-Seine – Albert Guichard

« Quelle bonne semaine ! »

Alors que la femme d’Albert prononce ces mots en arborant un air satisfait au milieu de la boutique vide, son époux court vers la porte du magasin pour la fermer sans attendre. Il s’approche d’elle, les sourcils froncés, et la tire vers l’arrière-boutique.

« Es-tu donc folle de dire ça à haute voix ? Et si on t’entendait ?
— Mais Albert, tout de même ! En moins d’une semaine, on a vendu plus qu’en un bon mois ! s’enthousiasme sa femme en faisant sauter la monnaie qui occupe la poche de son tablier. Et mes parents qui me disaient que je ne ferai pas fortune en épousant un fleuriste ! »

Albert claque la porte de l’arrière-boutique sur eux, puis va fermer chaque fenêtre en jetant des regards inquiets vers l’extérieur. Il finit même par tirer un volet puis s’effondre sur une chaise à proximité d’un tas d’outils de jardin. Elle va s’asseoir en face de lui, inquiète.

« Hé bien, Albert, qu’est-ce qui ne va pas ? (Elle se relève presque aussitôt pour allumer un feu et y dépose la bouilloire.) Je prépare du thé, tu as l’air tendu.
— Tu sais très bien ce qui ne va pas. Nous vendons beaucoup trop bien, souffle Albert.
— C’est bien la première fois que je t’entends dire ça ! rit la fleuriste. Toi qui d’habitude te plains toujours qu’on ne vend pas assez ! Regarde la dernière Toussaint : nous n’avons jamais eu autant de clients.
— Mais justement ! poursuit-il douloureusement. Tout Paris n’a jamais vu une Toussaint pareille, tous les journaux de cette semaine en ont parlé ! Et pourquoi ? Parce qu’il n’y a jamais eu autant de morts ! Avec cette guerre, ça n’arrête pas, conclut-il un ton plus bas.
— Ça et Monsieur le député-maire », complète sa femme en surveillant les flammes qui lèchent la bouilloire.

Le télégramme annonçant la mort d’Édouard Nortier arrivé le matin même à la mairie avait plongé la commune dans le deuil. L’édile avait reçu un éclat d’obus fatal en Belgique. On avait mis tous les drapeaux en berne.

Les habitants s’étaient donc succédé toute la matinée dans la boutique de fleurs pour acheter de quoi rendre un dernier hommage à celui qui avait non seulement voté le renforcement de l’armée avant la guerre, mais avait joint le geste à la parole en partant pour le front lorsque celle-ci avait éclaté.

À présent, il était mort.

« Oui, et le député-maire, tu as raison », reprend Albert en repensant à tous ces tristes clients de la matinée.
Il se lève lentement et va vers sa femme pour poser ses mains sur ses épaules.

« Mais si tout cela nous rapporte de l’argent, nous ne devons ni le dire, ni même le montrer, explique-t-il posément.
— Mais à quoi bon gagner de l’argent si c’est pour ne rien en faire ? s’offusque la fleuriste.
— Parce que c’est le malheur de tous ces gens qui nous rapporte. Et si la guerre nous enrichit, nous risquons de passer pour des profiteurs. Ce que ni toi, ni moi ne voulons.
— Ce n’est tout de même pas notre faute ! » s’exclame encore madame Guichard.

Albert ferme les yeux et hoche la tête doucement avant de les rouvrir.

« Non, ce n’est pas notre faute. Mais si cette guerre dure, le mécontentement va gronder. Et les gens chercheront des responsables à leurs malheurs. Et qui d’autre que ceux qui se seront enrichis sur leur tristesse ? »

Le couple reste silencieux jusqu’à ce que tinte la cloche de la porte de la boutique. Albert fait quelques pas pour aller accueillir le client et se retourne brièvement vers son épouse.

« Prépare du thé pour les prochains clients : à partir de maintenant, nous devons être plus compatissants que jamais. »

Il hésite un instant et ajoute :

« Crois-moi, c’est un investissement à long terme. »

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