14 novembre 1914 – large de Toulon – Gabriel de Saint-Aignan


 

Les vagues de la Méditerranée clapotent en s’écrasant contre les flancs du Bouvet, qui s’avance lentement sur les flots.

Gabriel, enfoncé dans son manteau noir au milieu des autres officiers, a les yeux levés vers les drapeaux qui claquent dans le vent au-dessus du pont. Telle une nuée d’oiseaux colorés, ils s’agitent bruyamment autour de l’énorme cheminée du cuirassé. Un épais nuage charbonneux s’élève des machines.

« Messieurs, votre attention s’il vous plaît. »

Le commandant a tiré de son manteau un papier qu’il déplie avec soin. Devant lui, Gabriel et le reste de l’état-major du navire s’impatientent, chacun attendant de savoir s’il s’agit d’une nouvelle affectation pour le Bouvet. Les paris vont bon train depuis des jours : la Manche, peut-être, pour escorter les convois britanniques qui la traversent ? La mer du Nord, pour aller soutenir le blocus anglais sur l’Allemagne ? L’Atlantique, à la recherche des navires ennemis qui ont réussi à tromper la vigilance anglaise ?

« Nos ordres viennent d’arriver. Nous restons en Méditerranée dans le cadre de notre mission de protection des navires alliés. »

Non loin de Gabriel, un aspirant qui avait parié sur cette issue a un large sourire, du moins jusqu’à ce que les têtes des marins plus gradés se tournent vers lui. Il reprend bien vite une mine plus sérieuse pour ne pas donner l’impression qu’il nargue ses supérieurs.

« J’attire particulièrement votre attention sur plusieurs éléments. Pour commencer, comme vous le savez, depuis le 3 novembre, nous sommes officiellement en guerre contre la Turquie.
— Comme s’il n’y avait pas déjà assez de monde sur notre dos ! ricane doucement un lieutenant à côté de Gabriel. Je ne sais même pas à quoi ça ressemble, un Turc !
— Et alors ? lui répond Gabriel. Tu n’as jamais vu un Japonais, et pourtant, je ne t’ai pas entendu te plaindre qu’ils se battent à nos côtés. Ils viennent même de prendre Tsing-Tao aux Allemands. Alors ce n’est pas parce que tu n’en as jamais vu qu’ils ne sont pas dangereux en combat. »

Le lieutenant arrête de rire et hausse les épaules. Gabriel sait bien qu’à bord, on ne le considère ni comme le plus drôle, ni comme le plus aimable des officiers, mais il n’en a que faire. Il n’est pas là pour ça. Il est un Saint-Aignan, et les Saint-Aignan servent le pays depuis des générations.

« Nous devons donc redoubler d’attention sur ces eaux, poursuit le commandant, ce nouvel ennemi est beaucoup plus proche de nous que ne le sont les Allemands. Et puisque nous évoquons les Boches, je vous rappelle que les Anglais ont sous-estimé leurs sous-marins. Ce qu’ils prenaient pour des gadgets leur a déjà coulé plusieurs croiseurs, aussi je vais vous demander d’être extrêmement vigilants quant à l’apparition de périscopes. »

Gabriel ne dit rien, mais n’en pense pas moins. Quand bien même ils repéreraient un sous-marin, que faire ? Lorsqu’ils sont en immersion, ces engins sont trop bas pour leurs canons et leurs torpilles. À moins qu’un obus soit particulièrement chanceux et touche l’un de ces appareils avant qu’il ne plonge, la flotte n’a rien pour lutter contre cette menace. « Redoubler d’attention », c’est tout ce que l’on a trouvé à dire en attendant de trouver quelque chose de vraiment efficace à faire. Enfin, l’état-major anglais plancherait sérieusement sur le sujet après les pertes qu’il a essuyées. Du moins, c’est ce que Gabriel a entendu dire par le télégraphiste.

Le commandant range le papier dans son manteau, et conclut son annonce.

« Enfin, dernier élément. Les Allemands utilisent de nouvelles tactiques, ou plutôt dirais-je en ressuscitent d’anciennes, pour s’en prendre aux navires que nous défendons.
— C’est-à-dire, mon commandant ? interroge un officier avec inquiétude.
— C’est-à-dire qu’ils camouflent des armes sur des navires marchands pour s’approcher des nôtres, souvent avec un faux drapeau. Et sitôt qu’ils sont assez près, ils révèlent fusils et canons, coulent les navires, et pillent tout ce qu’ils peuvent. »

Un chef mécanicien lâche une grande exclamation :

« Mon commandant ! Vous voulez dire qu’ils font… »

Le commandant sourit sous sa moustache et coupe son subordonné :

« Vous avez deviné. Les Allemands ont relancé la guerre de course. »

Il s’avance au milieu des officiers et lance, superbe :

« Comme nos vénérables ancêtres, nous combattons des corsaires. Et maintenant, tout le monde à son poste ! »

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