Le bureau est immense, et pourtant, il donne à Howard la sensation d’étouffer. Peut-être que cette impression d’avoir le nez collé à un vieux meuble vient de l’odeur du bois ciré. Peut-être cela vient-il de la rangée de larges fenêtres qui court le long d’un mur mais dont le verre épais ne laisse rien deviner de l’extérieur. Peut-être encore est-ce le silence qui règne : tous les bruits de Londres sont assourdis.
L’officier britannique à l’allure stricte qui se tient derrière l’unique table de la pièce semble avoir été créé pour vivre dans ce lieu. Howard se demande si ce n’est pas plutôt le fait de passer ses journées dans ce bureau qui l’a changé au point de lui donner cet air impeccable de comptable en uniforme à galons.
L’Anglais tire sur une cigarette en lisant le document que vient de lui apporter Howard. De temps à autre, il arrête sa lecture. Il jette un œil du côté de l’Américain qu’il regarde de haut en bas avec dédain, puis reprend sans dire un mot. Après d’interminables minutes, il s’exprime enfin.
« Monsieur le conseiller… Hattington ?
— Harrington, commodore. Howard Harrington. Conseiller spécial de l’ambassadeur des États-Unis à Londres, articule très distinctement Howard avec une fierté évidente.
— Monsieur Harrington, reprend immédiatement l’Anglais en appuyant avec mépris sur chaque syllabe, réalisez-vous ce que votre ambassade nous demande ?
— Parfaitement, commodore.
— Eh bien, j’en doute. Vous souhaitez l’emplacement de tous nos champs de mines en mer du Nord. (Il marque une pause avant d’asséner :) Cette information est strictement confidentielle. Vous pouvez transmettre à votre ambassade. Au revoir, Monsieur Harrington. »
L’Anglais se saisit alors d’un dossier sur son bureau pour s’y plonger. Au bout de quelques secondes, il fait mine d’être surpris par Howard, resté immobile en face de lui.
« Dois-je vous faire raccompagner, Monsieur Harrington ?
— Pas encore, commodore, répond Howard sans ciller. Permettez-moi d’appuyer plus clairement la demande de mon pays. Les champs de mines en mer du Nord gênent considérablement le passage de nos navires marchands, expose-t-il très posément. Nous sommes une nation neutre dans le conflit qui vous oppose à l’Allemagne et à ses alliés. Nous souhaitons donc, en toute logique, poursuivre nos échanges commerciaux, sans pâtir de cette guerre qui n’est pas la nôtre. Nous ne demandons pas le déminage des couloirs maritimes, nous réclamons simplement les plans des champs de mines afin de pouvoir les traverser sans risque. »
Le commodore penche la tête sur le côté : il peine à croire ce qu’il vient d’entendre.
« Permettez que je résume, Monsieur Harrington, dit-il sans parvenir à masquer son agacement. Vous vous présentez à l’Amirauté de sa Majesté le Roi d’Angleterre, afin que vous soit communiqué, vous qui êtes une puissance tierce, le plan d’une partie de nos défenses maritimes. Vous communiquerez ensuite ces informations à l’ensemble de vos capitaines marchands, et ce sur des milliers de navires. (Le Britannique semble avoir besoin de reprendre son souffle.) Dites-moi, Monsieur Harrington, combien de temps pensez-vous qu’il faudra pour qu’un espion allemand obtienne ces plans ? Un jour ? Deux jours tout au plus ? Votre demande est absurde. C’est non, conclut sèchement l’Anglais.
— Je demande à parler au premier Lord de l’Amirauté, répond l’Américain, qui n’est visiblement pas impressionné par le discours du commodore.
— Vous souhaitez parler à Churchill ? (Le commodore se prend à sourire – la première fois depuis le début de cette entrevue.) Décidément ! Vous, les Américains, vous ne manquez pas de toupet !
— Je sais de source sûre qu’il a rencontré des émissaires de l’ambassade du Japon qui souhaitaient eux aussi obtenir des informations stratégiques, argumente calmement Howard.
— Le Japon est en guerre à nos côtés, Monsieur Harrington. (Il tamponne la sueur de son cou avec un mouchoir.) Pas les États-Unis, que je sache ! Tant que ce sera le cas, vos demandes à l’amirauté passeront par mon bureau, est-ce bien compris ? »
Une lueur de triomphe brille dans les yeux de l’officier britannique. Howard hoche la tête, vaincu.
« Très bien. »
Il fait demi-tour vers la porte avant de s’arrêter et d’ajouter, sans se retourner vers son interlocuteur :
« Il va sans dire que, puisque tout passe par vous, votre nom sera mis en avant dans le rapport que je ferai à l’attention du président Wilson. J’imagine que le premier Lord sera heureux de votre prise d’initiative lorsqu’il apprendra que nous réduisons nos échanges maritimes avec l’Europe à cause de votre manque de coopération. »
L’ambiance étouffante du bureau se fait encore plus oppressante jusqu’à ce qu’une voix étranglée dise :
« Écoutez, je vais discuter de votre demande avec mes supérieurs
— Faites donc cela, commodore », lance Howard, donnant toujours le dos à son interlocuteur.
Il sourit trop pour se retourner.