18 novembre 1914 – Lille – Lambert Voigt

 

« Laissez cela tranquille, soldat. »

Le soldat allemand à qui Lambert vient de s’adresser laisse tomber la boîte à bijoux. Il se retourne pour saluer maladroitement son supérieur qu’il n’avait pas entendu arriver. Lambert lui adresse un signe de tête et poursuit l’inspection de l’appartement lillois dans lequel ils viennent d’entrer.

Ses hommes ouvrent les portes une à une. Parfois, ils s’arrêtent, interdits, en découvrant un vaste et prospère salon au mobilier feuilleté d’or, une penderie emplie de lourds et luxueux manteaux de fourrure, ou un boudoir dont les murs disparaissent sous des tableaux impressionnistes. Lambert pense à ce jour, quelques mois auparavant, où il peignait dans son atelier de Hambourg et où son père était venu lui annoncer la mobilisation du pays. Ses journées de peinture lui paraissent si lointaines.

Des cris le tirent de ses pensées. L’appartement résonne du bruit de ses bottes lorsqu’il se dirige vers un petit salon où deux de ses hommes sont aux prises avec une femme d’une soixantaine d’années. Elle place maladroitement ses mains au-dessus de sa tête, comme si elle craignait d’être battue, son chignon est défait, des mèches grises tombent sur le col noir de sa robe. Brutalement, les deux subalternes de Lambert la poussent vers lui.

« Taisez-vous ! crie l’un d’entre eux en allemand. Ça suffit !
— Allez-vous-en ! Lâchez-moi ! répond la femme en français.
— Laissez-la. »

Les deux soldats qui tentaient de maîtriser la Lilloise s’écartent d’un pas sur l’ordre de Lambert. Il tousse poliment et repense à ses leçons de français.

« Madame, nous ne vous voulons aucun mal, annonce impeccablement Lambert.
— Ah, vous parlez français, monsieur ! Alors, sortez de chez moi ! s’emporte la femme.
— Hélas, madame, ce n’est pas possible, dit-il avec délicatesse. Vous avez des oiseaux dans votre appartement.
— Mes oiseaux ? Mais qu’en avez-vous à faire ? crie-t-elle avec violence.
— Voyons, madame, vous connaissez la règle, j’en suis sûr. Pas d’oiseau susceptible de porter des messages en territoire occupé.
— Mais mes colombes ne portent pas de message ! répond la femme en tremblant. Je vous en prie, elles ont toujours vécu en cage ! Ce sont de simples oiseaux ! »
Elle s’approche d’une splendide cage dorée qui abrite deux magnifiques colombes aux plumes d’un blanc éclatant.

Lambert, résigné, fait signe à ses hommes de s’emparer de la Française. Elle s’accroche avec force à la cage. Les volatiles remuent frénétiquement des ailes, perturbés par cette agitation. Les Allemands doivent l’arracher de la volière, qui tombe au sol.

« Je vous en prie ! dit-elle, presque suppliante. Elles n’ont rien fait !
— Madame, je ne fais qu’exécuter les ordres, dit sobrement Lambert, qui se doit d’ignorer sa compassion pour la détresse de la Lilloise. (Il sait qu’il devrait reporter cette possession illicite d’oiseaux messagers à la Kommandantur, mais il n’en fera rien.) Laissez-nous faire et vous ne risquerez rien.
— Prenez ce que vous voulez, mais laissez-moi mes colombes ! »
La femme a des larmes dans ce dernier cri.

Elle sanglote mais ne se débat plus. Sur un signe de tête de Lambert, l’un des soldats l’emmène avec lui hors de la pièce. Lambert désigne la cage au subordonné resté dans le petit salon puis il sort de la pièce.

Derrière lui, deux détonations retentissent dans l’appartement. Des cris de femme suivent presque immédiatement.

Sur le palier, Lambert prend une grande inspiration. Ses hommes sortent les uns après les autres. Il sort son calepin et raye l’adresse de la première ligne.

« Encore six visites à faire », annonce-t-il pour lui-même alors que le dernier soldat quitte l’appartement dans une odeur de poudre.

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