« Roule, mais roule, bordel ! »
Neville baisse instinctivement la tête lorsqu’un obus s’écrase dans la façade d’une maison, à quelques mètres devant le camion. Une gerbe de poussière, de verre brisé, de tuiles et de briques pleut aussitôt sur la chaussée. Une chaise propulsée dans les airs par la déflagration vient s’écraser sur le capot. Robinson, derrière le volant, lâche une volée de jurons.
Alors que le conducteur doit se résoudre à effectuer une violente embardée pour sortir d’une ruelle, Neville se tourne vers l’arrière du véhicule où d’autres soldats anglais ont pris place lorsque le bombardement de la ville a commencé. Ils s’accrochent aux arceaux où pend une bâche en lambeaux. Neville suit leur regard. Il avise un autre camion vraisemblablement renversé par un obus. Des hommes en flammes s’en extirpent en hurlant.
« Robinson, le beffroi ! Fonce sous le beffroi, grouille ! »
Un nouveau juron et le camion anglais traverse à toute allure une place où soldats et infirmiers courent en désordre vers les abris, terrorisés par l’orage d’acier qui s’abat dans les rues. Des colonnes de fumée noire s’élèvent au-dessus de la cité meurtrie, mais le regard de Neville est attiré par l’apparition d’un cheval effrayé. L’animal se dirige droit vers le véhicule. Il galope à une allure folle ; il tire une unique roue de canon. C’est tout ce qu’il reste de son attelage.
« Robinson ! hurle Neville
— J’ai vu, j’ai vu ! Merde ! »
Le camion manque de peu de se renverser en évitant le cheval fougueux qui disparaît dans un long hennissement. À l’arrière, les hommes crient en retenant de justesse l’un d’entre eux qui, dans la panique, est sur le point de basculer de la plate-forme arrière.
« Robinson, fais gaffe ! (Neville s’époumone de plus belle.) Je croyais que tu étais chauffeur de camion dans le civil !
— Désolé, mon vieux, mais conduire sous les bombes, ça, j’ai jamais fait ! » s’exclame son camarade, visiblement fier de parvenir malgré tout à manœuvrer dans de telles conditions.
L’imposant beffroi de la halle aux draps d’Ypres se rapproche enfin. Le camion fonce pour s’abriter sous les arches au moment où un obus percute le monument dans un raffut terrible. Les cloches, comme réveillées par cet infernal vacarme, se mettent à gémir. Une cascade de vieilles pierres et de poussière tombe sur le camion qui parvient à poursuivre son chemin sans s’arrêter.
Mais, au même instant, un bloc de pierre se détache du bâtiment pluriséculaire et traverse avec aisance le capot du camion comme s’il s’était agi de papier, sous les regards horrifiés de Neville et de Robinson.
Le moteur produit une série de petites explosions, puis s’arrête définitivement. Tous les soldats quittent le véhicule en courant. Neville, Robinson et les autres parviennent à se cacher dans une cave toute proche.
L’artillerie allemande continue de ravager la ville.
« On aurait peut-être dû les laisser prendre la ville, dit Robinson en voyant les maisons bombardées. Parce que, maintenant, ils sont partis pour la raser », dit-il tristement.