9 décembre 1914 – Chantilly – Jean Mayeur

 

« Mon général, attendez ! »

Jean dévale les marches de l’hôtel du Grand Condé à toute allure, un dossier à la main. Les feuilles menacent de s’envoler à chacun de ses pas. Il manque de peu de bousculer deux soldats occupés à décharger un camion de meubles apportés de Romilly-sur-Seine. Le Grand Quartier général vient tout juste d’être installé à Chantilly.

« Mon général ! » s’époumone Jean pour attirer l’attention du gradé qui s’apprête à monter dans sa voiture.
L’officier à la barbe blanche l’entend enfin et s’arrête. Dans sa course folle, Jean pile juste devant lui et le salue maladroitement. Face à ce manquement intolérable à la discipline militaire, le général s’apprête à rabrouer Jean mais celui-ci lui tend immédiatement le dossier qu’il a entre les mains.

« C’est ce que vous attendiez, mon général, explique Jean, essoufflé. Nous avons trouvé une solution pour enrayer le cas des blessures à la tête de nos soldats. »

Au cours de l’été, tous les rapports venus du front comportaient la même statistique inquiétante : soixante-quinze pour cent des blessures des soldats étaient à la tête. Et le plus souvent, elles étaient mortelles. C’est pourquoi l’intendance avait fait distribuer en urgence des couvre-képis bleus pour dissimuler la couleur rouge des précédents. Les anciens modèles donnaient l’impression d’avoir été réalisés à seule fin d’indiquer aux Allemands où tirer précisément. Malgré cette amélioration, les pertes ont continué d’être sévères.

D’abord, les Allemands continuent d’utiliser des obus fusants. Les projectiles éclatent en délivrant une pluie de billes de plomb, qui peuvent facilement se loger dans les têtes des soldats. Et puis, à cause de la guerre de tranchées, il n’y a plus guère que la tête des hommes qui dépasse du parapet. Si les Allemands disposent de leurs fameux casques à pointe, les Français n’ont rien pour se protéger efficacement. Les képis ne peuvent empêcher une balle de percer un crâne. Alors, on a cherché une solution.

Et ce matin, elle est tombée sur le bureau de Jean.

« Qu’est-ce que c’est ? Je n’ai pas le temps de lire ! s’exclame le général en constatant l’épaisseur du dossier.
— Louis Adrian, des services de l’Intendance, a eu une idée, mon général, annonce Jean avec fierté. Il propose un prototype de cervelière en métal qui se glisse sous le képi. Elle est constituée d’une simple tôle pliée et ne coûte donc quasiment rien à produire. Et puis, on peut très rapidement l’envoyer en masse au front. Mon général, il faut absolument que vous en parliez à Joffre ! Toutes les informations sont là-dedans. »

Avant même que le général dise quoi que ce soit, son chauffeur vient lui dire à l’oreille :
« Vous êtes attendu, mon général. »
L’officier se glisse alors à l’arrière de la voiture et laisse le jeune commissaire sur le pavé, le dossier en main.

Mais Jean se tient à la portière, suppliant le général d’accepter sa requête et de prendre le dossier, au moins pour regarder. Le vieil officier finit par se pencher vers lui :

« Adrian, ce n’est pas cet emmerdeur que l’on avait mis à la retraite ?
— Si, mon général, mais il y a plus d’idées pour nos soldats dans ce dossier que dans tout ce que j’ai lu depuis le mois d’août ! Il peut radicalement changer la vie de nos hommes au front ! »

L’enthousiasme de Jean ne parvient toujours pas à fléchir l’expression glaciale du général. L’officier supérieur lève une main gantée vers son chauffeur pour lui faire signe d’attendre quelques secondes de plus.

« Vous êtes sûr de vous ?
— Certain, mon général. »

Le général se saisit enfin du dossier. Il s’installe plus confortablement sur la banquette arrière de son véhicule dont le moteur vrombit déjà.

« En ce cas, tenez-vous prêt à rappeler cet Adrian, dit-il à Jean qui court doucement à côté de l’automobile en mouvement. J’en parlerai à Joffre dès demain.
— Merci, mon général ! s’exclame joyeusement le commissaire. Vous ne le regretterez pas, mon général, je vous assure ! »

Dans une forte odeur d’essence et un vacarme du tonnerre, Jean regarde s’éloigner la voiture avec, à son bord, le dossier qui porte tous ses espoirs.

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