« Koch, qu’est-ce que tu fous ? »
Une main collée sur ses yeux, Eugen fouille bruyamment dans un sac de jute avec celle restée libre. Autour de lui, dans l’abri, ses camarades échangent des regards interloqués. L’un d’entre eux finit même par chuchoter à son voisin « Il est peut-être devenu fou ». Mais Eugen ne réagit pas. Il poursuit son étrange tâche, jusqu’à tirer du sac une boîte de sardines.
Il se découvre les yeux et regarde sa prise avec satisfaction. Il s’assoit sur une souche que l’on a apportée là en guise de tabouret puis ouvre lentement la conserve, comme s’il s’agissait d’un trésor. Alors qu’Eugen semble se préparer à un réel festin, un soldat tape durement du pied pour attirer enfin son attention :
« Qu’est-ce que tu fais, bon sang ? interroge le militaire en s’allumant une cigarette.
— Ben, je mange ! répond Eugen comme une évidence.
— Et depuis quand tu dois pêcher ta pitance au hasard dans ton sac ? Et puis d’abord, où as-tu trouvé des sardines ? »
Eugen en avale goulûment une avant de réaliser que tous ses camarades ont arrêté ce qu’ils faisaient pour l’observer avec attention.
« Vous n’êtes pas protestants ? demande Eugen en suçant ses doigts.
— Si tous les protestants ont un sac magique duquel sortent des sardines, je suis prêt à me convertir tout de suite ! s’esclaffe un caporal alors que le soldat qui lui coupait les cheveux reprend sa besogne. Ça nous changera des patates !
— Moi, je suis athée, annonce l’un de ses camarades.
— Moi, je suis juif, répond un autre.
— Et moi, je m’en fous. Je veux juste comprendre ce que tu fiches ! » reprend le soldat à la cigarette.
Eugen avale la seconde sardine de la boîte, puis explique, alors qu’il trempe un morceau de pain dans l’huile :
« Chez les protestants, avant Noël, on distribue tous les jours de décembre un petit quelque chose aux enfants pour les faire patienter. Par exemple, ma mère découpait des images dans les journaux toute l’année. Nous avions tous un calendrier au-dessus de nos lits et nous allions y coller nos images, jour après jour.
— C’est bizarre ! commente le caporal.
— Je ne sais pas si c’est bizarre, mais c’était comme ça à la maison, se défend Eugen. Alors pour me sentir un peu comme là-bas, j’ai réuni des conserves et des biscuits que j’ai trouvés dans les villages du coin, et tous les jours, je me fais plaisir en mangeant quelque chose au hasard.
— Hé bien, tu t’es amassé un sacré butin là-dedans, dit l’un de ses camarades. Moi qui mange ce que je trouve dès que je l’ai entre les mains, je t’avoue que je suis un peu jaloux.
— Et le 25 décembre ? s’enquiert alors un autre soldat.
— Hé bien, tout au fond, il y a un pot de confiture. Je l’ouvrirai ce jour-là.
— De la confiture ? »
Tous les soldats se sont redressés, le regard empli d’une lumière nouvelle, et si le coiffeur du caporal n’avait pas éloigné ses ciseaux, le geste brusque du sous-officier lui aurait sûrement valu une belle estafilade. Eugen a à peine le temps de bondir sur ses pieds que tous ses camarades se sont déjà jetés sur le sac pour essayer de trouver le trésor sucré.
« Hé ! crie Eugen, indigné. Ne touchez pas à mon calendrier de l’Avent ! »