16 décembre 1914 – Faubourg Saint-Jacques – Lucien Ledoux

 

« Moins de dix jours avant Noël ! Approchez, approchez, Mesdames et Messieurs ! »

La neige tombe en gros flocons sur la rue du faubourg où se sont installés les marchands. De chaque côté de la rue, des étals sont dressés. Des camelots interpellent les passants à grands cris :
« Jouets, dessins, crayons, j’ai tout ce qu’il vous faut, madame ! »
« Offrez des vêtements chauds à ceux que vous aimez ! Des prix extraordinaires, ici ! »
« Vins, alcools, venez préparer votre table de Noël ! »

L’approche de Noël fait revivre le faubourg Saint-Jacques, dont les trottoirs se repeuplent peu à peu. Si la foule qui les parcourt n’est pas aussi dense qu’au Noël précédent, Lucien n’en est pas moins heureux de voir le quartier sortir au moins pour un moment de la torpeur dans laquelle la guerre l’a plongé. Autour de lui, des femmes en manteau s’attardent sur les articles exposés, et marchandent âprement avec les vendeurs. Les rares hommes présents sont des vieillards ou, à l’inverse, des enfants qui se battent joyeusement à coups de boule de neige.

« Approchez, il y en aura pour tout le monde ! »

Au coin de la rue, la foule se fait soudain plus dense. Lucien ne parvient pas même à distinguer la charrette qui provoque une telle cohue. Intrigué, il se fraie un chemin parmi les badauds. Il découvre un petit personnage à la barbe en pointe, vêtu d’un grand manteau blanc. Monté sur un escabeau, l’homme se débrouille tant bien que mal face à toutes les mains qui lui tendent pièces et billets.

« Tenez, madame, merci à vous, vous faites une affaire ! dit-il d’une voix fluette. Monsieur, êtes-vous servi ? Que vous faut-il ? Ah, excellent choix ! Vous faut-il un reçu ? »

Lucien reste coi devant les articles présentés au-dessus de lui. Il n’y a là ni jouets, ni vêtements, ni quoi que ce soit que l’on puisse trouver sous un arbre ou sur une table de Noël.

Il n’y a là que des armes.

Fusils, revolvers, couteaux et même cuirasses sont suspendus comme des saucissons. Les acheteurs se battent presque pour emporter le dernier exemplaire d’un pistolet Colt américain vendu dans une superbe boîte, tel un magnifique jouet. Le marchand continue de s’époumoner, alors même qu’il sert ses clients :

« Allez, Messieurs-Dames ! Qu’allez-vous envoyer aux membres de votre famille qui sont au front ? Qu’allez-vous envoyer à votre fils, à votre mari ? Envoyez-leur quelque chose d’utile ! Ce revolver très simple d’entretien peut tuer son Boche à quatre cents mètres ! Cette cuirasse provenant directement des stocks de l’armée russe protégera votre garçon ou votre époux des balles allemandes ! Et qui n’a pas sa baïonnette, la meilleure amie du soldat ? »

Lucien n’en croit pas ses yeux. Le négociant finit par le remarquer :

« Hé bien, jeune homme, est-ce qu’il y a ici quelque chose qui vous ferait plaisir ? dit-il en se penchant vers lui. Vous avez un membre de votre famille au front ? Un ami, peut-être ? Qu’est-ce qu’il vous faut ?
— Vous faites commerce d’armes ? Pour Noël ? » demande Lucien, estomaqué.

Comme étonné de cette remarque, l’homme au manteau blanc se redresse et désigne du pouce la rue derrière lui. À son grand étonnement, Lucien distingue alors d’autres charrettes garnies d’armes autour desquelles se presse aussi une foule compacte.

« C’est un Noël de guerre ! explique le commerçant de sa voix de crécelle. Franchement, à ceux que vous aimez, vous préférez offrir un bibelot ou une arme qui leur donnera une chance de plus de revenir vivants ? »

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