« Hé bien, Harrington, on profite du frais ? »
Howard, plongé dans ses pensées sur son banc de Grosvenor Square, relève la tête et découvre Rufus Simons, son collègue à l’ambassade américaine de Londres. Le cinquantenaire élégant aux cheveux gris tire sur sa pipe en levant les yeux vers le ciel d’hiver puis, la canne à la main, il s’assoit à côté d’Howard.
« J’étais sorti pour réfléchir, dit Howard en tirant sur sa cigarette. On meurt de chaud à l’intérieur.
— Que veux-tu… répond Simons en haussant les épaules. Vingt ans que je suis là et je n’ai jamais vu les chaudières de l’ambassade bien réglées. Nous sommes supposés calmer l’incendie européen et voilà que nous ne sommes même pas fichus de refroidir un radiateur.
— C’est joliment dit, sourit Howard en contemplant le square, désert sous la neige. Surtout que, comme tu as dû le voir, cela ne va pas en s’arrangeant. »
Howard tire un journal de son manteau. Sans un mot, il le plie en deux et présente un court article à Simons. Ce dernier lit tranquillement, la canne coincée entre les jambes et la pipe aux lèvres, avec des airs de dandy parfaitement détaché. Sa lecture finie, il la commente très sobrement :
« Un affrontement entre les Allemands et les Portugais en Afrique ? Rien de grave.
— Rien de grave ? s’étrangle Howard. Mais enfin, Rufus, les Allemands ont violé la frontière de l’Angola portugais ! Il y a eu des dizaines de morts ! Le Portugal va entrer en guerre à présent, c’est certain. »
Simons se lève. Du bout de sa canne, il esquisse un dessin dans la neige et explique à son jeune collègue :
« Les Allemands sont déjà en guerre aux quatre coins du monde, Howard. Europe, Asie, Afrique… (Il trace les continents du mieux qu’il peut dans l’épaisse couche blanche.) Ils n’ont pas besoin d’ennemis supplémentaires. Ils vont ménager le Portugal, ils vont même tout faire pour qu’il n’entre pas en guerre, crois-moi.
— Tu as l’air bien sûr de toi… (Howard poursuit avec grand intérêt la conversation avec son collègue :) As-tu lu l’article du New York Times de cette semaine ?
— Il y en a eu beaucoup, dit-il dans un sourire bienveillant. Auquel fais-tu référence ?
— Celui dans lequel le journaliste dit que l’Allemagne a déjà perdu la guerre, que ce n’est plus qu’une question de temps pour qu’elle rende les armes. »
Howard ne quitte pas des yeux son compatriote. L’homme efface du bout du pied sa piètre carte du monde. Il répond d’un ton sûr :
« Tout le monde sous-estime les Allemands. Ils peuvent encore tenir un moment. L’hiver a en partie calmé le front en Europe, mais dès que la neige commencera à fondre, ils repartiront à l’assaut. La guerre n’est pas finie.
— Et nous ? demande enfin Howard comme si c’était la question qu’il souhaitait poser depuis le début de la conversation. Tu penses que les États-Unis vont entrer en guerre ? (Il rajuste son manteau alors qu’une bourrasque glaciale balaie le square.) Les Britanniques ne rêvent que de ça. Tu devrais voir la tête qu’ils font à l’amirauté quand je fais mon apparition dans un bureau ! D’abord, il y a l’espoir que je leur annonce que nous les rejoignons. Et ensuite, quand ils comprennent qu’il n’en est rien… je lis le mépris dans leurs yeux… Nous sommes cette vieille colonie qui a échappé à leur contrôle et qui ne leur porte pas même secours !
— Les Britanniques ne sont pas stupides, Howard, dit Simons d’un ton calme. (Il se tait alors que deux hommes en manteau noir échangeant à voix basse traversent le square, puis il reprend :) Ils savent comme nous que nous n’avons aucun intérêt à nous mêler de cette guerre. Nous sommes comme le Portugal : les Allemands ne veulent surtout pas nous voir entrer en guerre, alors ils nous donnent tout ce que nous voulons, pourvu que nous restions neutres. C’est justement le moment de bien jouer nos cartes avant que cette partie-là ne soit finie. »
Howard peine à croire ce qu’il entend, mais Simons parle d’une voix posée et déterminée, celle d’un vétéran de la diplomatie qui sait ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut absolument pas faire. Pourtant, Howard ne peut se résoudre à rester silencieux.
« Rufus, bon sang, tu ne peux pas être aussi cynique ! s’indigne-t-il. Cette guerre n’est plus seulement européenne ! Comme tu le dis, elle a éclaté aux quatre coins du globe ! C’est une guerre mondiale ! On ne peut tout de même pas rester les bras croisés à calculer ce que nous pouvons gagner quand des nations entières sont en train de tout perdre ! »
Howard devient écarlate, suffoquant presque.
Simons laisse échapper un léger rire. Il s’appuie sur sa canne, qu’il n’emmène avec lui que par souci d’élégance, et sourit de toutes ses dents à Howard.
« Allons, Howard. Tu confonds morale et diplomatie. »
Il se retient de rire encore, et conclut, acerbe :
« Si tu commences ainsi, tu n’iras jamais loin dans ce métier. »