« Chaumette, on a besoin de vous. »
Maurice relève la tête de son dossier. À la porte de son bureau, le directeur du cabinet du ministre, dont les yeux cernés sont l’indicateur des offensives en cours, se tient très droit. Dans un costume froissé par sa nuit passée derrière son bureau à relire les rapports livrés au ministre le matin même, il a l’air d’un malade sur le point de s’éteindre. Chaumette se lève aussitôt et propose une chaise au directeur :
« Que puis-je pour vous, Monsieur le directeur ?
— Vous lisez les journaux, Chaumette ? demande ce dernier en bâillant sans discrétion.
— Bien sûr, Monsieur le directeur.
— Vous connaissez le journal L’Intransigeant ?
— Certainement, Monsieur. »
Maurice prend grand soin de ne faire aucun commentaire quant à son opinion du journal. Depuis des mois maintenant, la presse française fait acte d’un patriotisme forcené qui tourne au mensonge, selon Maurice qui, lui, connaît bien la vérité. Et certains articles de L’Intransigeant ont, à ses yeux, dépassé les bornes de ce que la guerre pouvait excuser.
Le directeur de cabinet, silencieux, fait part de sa satisfaction à Maurice en hochant la tête.
« Très bien. Figurez-vous que je viens de parler avec son rédacteur en chef. Nous nous connaissons un peu.
— Que peut-on pour ce monsieur ? demande Maurice, curieux mais prudent.
— Il semblerait qu’un de ses journalistes aurait très envie de découvrir la vie au front telle qu’elle est vraiment. Un certain Bastien Fourrache. Toujours est-il qu’il faut trouver où l’envoyer. Un secteur assez calme pour qu’il ne se prenne pas une balle, mais où il peut quand même constater que nos armées ne chôment pas. (Le directeur de cabinet liste ses desiderata sur ses doigts, comme un enfant commanderait ses jouets au Père Noël.) Un régiment de ligne, mais qui comprenne tout de même suffisamment de réservistes pour illustrer le fait que des hommes venus de toute la France se battent pour le pays. Et pas trop loin de Reims. Les journalistes adorent aller à la cathédrale pour montrer la barbarie allemande. Vous auriez ça ? »
Le directeur conclut sa requête d’un nouveau bâillement que sa main peine à dissimuler. Il suit Maurice jusqu’à son bureau :
« Je pense que j’ai ce qu’il vous faut, Monsieur le directeur, annonce fièrement Maurice. Le 24e d’infanterie. Il est au nord de la Marne, donc proche de Reims, et dispose d’un nombre certain de réservistes dans ses rangs, particulièrement depuis la bataille de Belgique. Il n’y a qu’un seul souci.
— Lequel ?
— Ils sont depuis quelques jours sérieusement accrochés par l’ennemi. »
Le directeur se lève et écarte ce problème d’un ample mouvement de la main.
« Rien de grave, ça ne durera pas ! Voyez avec mon secrétaire pour informer ce M. Fourrache de sa destination. Dites-lui de s’y rendre après le 1er de l’an, le temps que le front se calme. Ça lui fera un bel article, ça : “le début de l’année 1915 dans les tranchées !” dit-il en passant le pas de la porte. Oh, et oui, Chaumette ? ajoute-t-il en se retournant.
— Monsieur le directeur ?
— Je vous charge de relire les articles de ce M. Fourrache avant qu’il ne les livre à sa rédaction. Assurez-vous qu’il aille dans le bon sens, si vous voyez ce que je veux dire. »
Maurice ouvre de grands yeux, alors que le directeur s’engage dans le couloir.
« Mais, Monsieur le directeur ! l’interpelle Maurice. Ce n’est pas mon métier !
— Votre métier est de servir l’État et le peuple français, répond le directeur d’une voix lasse mais autoritaire. Et le peuple français a besoin de patriotisme, pas de vérité. »