1er janvier 1915 – Cormicy – Journal d’Antoine Drouot

“Bonne année mon vieux !”

Voilà ce que m’a chuchoté un caporal de la compagnie cycliste au moment où je me suis assis pour entamer la première page de ce tout nouveau carnet. Un type avec une moustache mal brossée et deux joues rougies par le froid et le vin qui avait passé la tête par le soupirail de la cave qui abrite notre escouade, probablement après y avoir aperçu la faible lueur de la lanterne que j’utilise pour écrire.

“Bonne année, ai-je répondu.
– Et, la santé ! s’est-il esclaffé avant de s’en aller en titubant. Surtout la santé !”

C’est la plaisanterie à la mode sur le front en ces premières heures de cette nouvelle année 1915. Malgré le vent et cette grosse pluie froide qui déferle sur Cormicy, il y a dans l’air quelque chose d’étrangement joyeux et de nostalgique à la fois. Comme si malgré la guerre, nous voulions faire comme à l’arrière. Alors nous plaisantons. Et quoi de plus ironique que de se souhaiter une bonne santé au beau milieu d’un conflit ? Nous débutons donc l’année par un trait d’humour noir. Certains y verraient un mauvais présage. J’y vois surtout le symbole de ce que nous sommes : des hommes qui s’accommodent de leur malheur comme ils le peuvent.

Mais la plus grande ironie, pour moi, est que mon esprit n’a de cesse de vagabonder vers l’année passée. Et plus particulièrement vers le réveillon 1913-1914.

Qu’elle paraissait belle, cette nouvelle année, quand nous nous sommes tous embrassés, ma soeur, mes parents et moi, au beau milieu de l’appartement familial. Les douze coups de minuit n’étaient pas achevés que nous avions couru ouvrir en grand les fenêtres donnant sur la cour intérieure de l’immeuble pour crier joyeusement “Bonne année ! Bonne année 1914 !”. D’autres fenêtres s’étaient ouvertes et les têtes des voisins étaient apparues pour nous répondre. “Bonne année ! Bonne santé !” ces souhaits résonnaient dans toute la cour, et quand nous eûmes tellement crié que nos gorges en étaient douloureuses, quelqu’un alluma un tourne-disque dans le voisinage et en fit profiter tout le quartier.

Ma sœur et mes parents avons alors fait ce que nous faisons chaque année : descendre dans les rues du faubourg avec du vin chaud pour le partager avec les autres fêtards. On crie, on joue, on danse… la nouvelle année dans le faubourg est toujours un moment incroyable. Les gamins font exploser les derniers pétards qu’ils avaient oubliés dans une poche au 14 juillet, et on souhaite à tous ceux que l’on croise une bonne année. Et ce n’est pas tant ce souvenir heureux qui me prend à la gorge. C’est moi-même, alors que je m’entends encore crier :

“Bonne année 1914 !”

La voilà, l’ironie. Nous nous souhaitions les meilleures choses et les plus belles réussites. Tous nos espoirs et nos bonnes résolutions, tout était, l’espace de quelques heures, à portée de la main.

Et me voilà un an plus tard, habillé en soldat et assis au fond de la cave d’un village en ruines dont je n’avais jamais entendu parler. L’ombre de mon fusil appuyé contre le mur danse à la lueur de ma maigre flamme et lui donne des airs inquiétants. Et j’essaie de ne pas penser à tous ceux qui sont restés derrière moi en 1914. J’entends presque rire Coutier. Bon sang, qu’est-ce que je fais ici ? Je regarde Jules qui dort, la tête posée sur son sac, l’air ravi. Il a le ventre plein et j’envie sa capacité à trouver le sommeil sans se laisser envahir par les idées noires. Dans un coin de la pièce, Kane vient de se réveiller. Il me regarde écrire de ses grands yeux sans dire un mot, et finalement, se rendort doucement bercé par le son de la pluie qui tombe au-dehors et dont les rideaux humides sont secoués par le vent qui siffle dans les ruines du village. C’est là notre plus grand réconfort en cette nuit de Saint Sylvestre : avoir un abri au sec et profiter de ce luxe qu’est de s’endormir en entendant la pluie tomber. Dehors, d’autres n’ont pas notre chance.

Mais depuis une semaine, on nous épargne plus que d’autres bataillons.

Le 25 décembre, alors que nous sommes au fond de cette même cave, couverts de boue et de sang, le sergent Chassagne vient nous trouver. Il n’a pas son entrain habituel, loin de là. Il a du sang séché dans sa moustache comme sur son uniforme et ses yeux qui en temps normal nous jettent des éclairs regardent à présent notre triste assemblée aux yeux rougis par les larmes. La bataille qui vient de se terminer et qui nous a vus nous égorger avec l’ennemi dans la boue d’une écluse nous a tous plus qu’éprouvés. Surtout parr une nuit de Noël.

“Repos, les gars, lance Chassagne lorsque Choiseul fait mine de se lever en le voyant. Qu’est-ce que vous avez fait du Benoît ?
– Infirmerie, sergent.
– L’est en bon état ?
– Ils ont dit que ce n’était pas bien grave, commente sobrement Henry.
– Bon. Hé bien, en attendant, reposez-vous.
– Sergent ? s’étonne Jules en entendant Chassagne faire preuve de bonté.
– C’est Noël. Après ce qu’il vient de se passer, on devrait nous laisser quelques jours au chaud. Le temps des fêtes, probablement.”

Chassagne jette un coup d’œil à l’affreux arbre de Noël de Benoît, ne dit pas un mot et commence à se diriger vers l’escalier de la cave quand tous ensemble, nous lui lançons d’une voix faible mais reconnaissante :

“Merci sergent.
– Ouais, répond-t-il en retrouvant un peu de son ton habituel. Dormez un peu, bande de salopards !”

Il a grogné ses derniers mots, mais nous savons bien que ce n’est que pour maintenir son autorité. Il joue son rôle de sergent, mais n’en est pas moins aussi fatigué que nous par ces dernières heures. Lorsqu’il est sorti, Henry se lève et donne quelques coups sur sa capote crottée.

“Bon, c’est Noël quand même, non ?
– Tu arrives encore à penser à Noël, toi ? lui dis-je en m’essuyant le visage.
– Difficilement. C’est justement pour ça que j’ai besoin de me changer les idées. Alors, guerre ou pas, fêtons Noël, non ?
– C’est vrai, approuve Jules. C’est Noël. Et j’ai besoin de me vider le crâne.
– Alors faut respecter tout ça. Jules et Papa, ça ne vous dirait pas d’aller chercher de quoi nous laver ? On est supposés se faire beau pour les fêtes.
– On devrait trouver ça, dit Papa en remettant son képi. Tu viens Jules ?”

En quelques instants, les hommes épuisés que nous étions se relèvent lentement pour passer de la guerre à la vie le temps d’une soirée.

“Antoine et Weinberg, vous allez nous trouver de quoi faire un feu correct.
– Tout le bois des forêts du coin est trempé, dit Weinberg. Et tout ce qu’il y avait dans le village a déjà été brûlé !
– Ben va voir près des cuisines alors ! s’exclame Henry. Tu crois que les officiers vont manger froid pour le réveillon ? Les cuistots doivent avoir le plein de bon bois depuis longtemps. D’ailleurs, moi, je vais m’occuper du dessert. Les autres, rangez-moi un peu cette cave, qu’on ne réveillonne pas dans un débarras !”

Et l’un après l’autre, nous sortons de notre cave pour découvrir que Cormicy grouille d’une fébrile activité. Dans les autres souterrains, tout le monde s’est passé le mot, et nous ressemblons à des rats qui profitons de la nuit pour partir à la recherche des miettes d’un festin. Cela nous complique la tâche, car tout le monde essaie de se fournir en bois, en confiture ou en vin, mais nous finissons toujours par nous arranger. Troquer quelques bonnes bûches fauchées près des cuisines roulantes en échange d’un bocal de miel, s’allier avec d’autres débrouillards pour que certains d’entre nous fassent diversion auprès des sentinelles pendant que les autres fauchent des bouteilles dans la réserve des officiers… la lassitude qui nous pesait disparaît soudain alors que nous mettons tout ce qui nous reste d’énergie à nous fournir en provisions pour notre Noël. Lorsque nous revenons vers la cave, Weinberg raconte à Jules avec tous les détails comment un officier a failli surprendre toute une escouade au moment où ils essayaient de forcer sa cantine près d’un camion à la lisière du village.

“On rigole, mais ils ont eu du bol de ne pas se faire prendre, dis-je pour conclure son récit.
– Bah, il n’aurait sûrement rien fait de toute façon, dit Jules deux gros seaux d’eau dans les mains. C’est Noël, nous avons faim, nous avons froid et nous nous sommes battus. Alors le galonné qui voudrait nous emmerder sait bien qu’il aurait tous les gars du régiment sur le dos jusqu’à la fin de ses jours !
– C’est bien vrai, ça, répond Weinberg. Du coup, on aurait dû se servir un peu plus !”

Jules et Papa éclatent de rire à cette dernière remarque, et c’est bon d’entendre que la joie a repris le dessus. Nous rentrons en souriant dans la cave pour découvrir que durant notre absence, nos camarades n’ont pas chômé. Les sacs ont été disposés en cercle au centre de la pièce comme de petits sièges, les couvertures ont été déroulées pour que chacun s’y blottisse, et Riou achève de faire rentrer de gros clous dans le mur pour y accrocher nos capotes.

Henry prend la fête très au sérieux, et insiste pour que nous nous lavions la tête et nous coiffions pour avoir l’air civilisés. Nos capotes et nos vestes d’uniforme s’alignent bientôt le long du mur, et c’est en chemise, nos couvertures sur les épaules, que nous nous asseyons autour du feu que Papa allume tant bien que mal. Près de nous, on a installé l’arbre de Benoît, et pour la première fois, il ne me paraît plus aussi laid qu’auparavant. Alors qu’il y a quelques heures encore, nous rentrions hagards en longues colonnes jusqu’à Cormicy pour revenir des combats, nous voici réunis et joyeux près de l’arbre de Noël. D’un extrême, nous atteignons l’autre avec une aisance qui nous ferait sûrement passer pour des fous si on nous observait. Mais le soldat apprend bien vite à chasser les pires malheurs pour trouver le réconfort comme il le peut. Et cette fête est notre salvation. Henry avoue soudain pourquoi il était si enthousiaste à l’idée de fêter Noël, lorsqu’il tire de son sac plusieurs plaquettes de chocolat encore enroulées dans leur papier brillant.

“Joyeux Noël 1914 ! Un mois que je bricole pour faire des réserves de chocolat pour l’occasion. On n’allait pas laisser passer ça !
– Dis-donc, t’as pris la quantité ! siffle Kane avec admiration.
– Je te rappelle qu’avec Antoine, on était au comité d’organisation des fêtes de Noël du régiment, alors je voulais bien faire les choses, mais avec ce qu’il s’est passé…”

Il s’arrête brièvement et croise le regard de Pinot, assis sur son sac et suspendu à chacun de ses mots.

“Bah, laissons ça derrière nous : joyeux Noël les gars !
– Joyeux Noël !”

On lève nos verres et chacun va trouver dans ses affaires de quoi améliorer l’ordinaire. Un demi-bocal de confiture, une boule de pain prête à griller, et même un flacon de parfum que Choiseul dit avoir trouvé dans les ruines, et dont il asperge notre arbre de Noël.

La nuit avance et par le soupirail, on entend de la musique nous parvenir. Nous sortons de notre souterrain et traversons la rue pour nous engouffrer dans les restes d’une vieille ferme où l’on a accroché au plancher éventré de la bâtisse des lanternes qui pendent à présent comme des lampions au-dessus de la cave. Et un sergent y joue joyeusement d’un accordéon alors que d’autres soldats aussi curieux que nous arrivent et se mettent à taper des mains pour l’accompagner. Devant lui, un artilleur qui a probablement récupéré une tenue de nuit de femme dans les ruines s’en est vêtu et danse avec entrain dans les bras d’un télégraphiste sous les rires de l’assemblée.

“Mademoiselle, vous êtes superbe ! lance le danseur en déposant un baiser sur la main de l’artilleur.
– Ho, vous savez, c’est la moustache qui fait tout ! répond l’autre d’une voix exagérément fluette.”

Et nous rions de plus belle, jusqu’à ce qu’une bourrasque de vent n’agite les lanternes. Et ne porte avec elle l’écho de coups de feu lointains.

“Arrêtez la musique ! Arrêtez bon dieu !” gueule quelqu’un, et l’accordéon s’éteint aussi vite que les hommes soufflent les lanternes. Toute la troupe des fêtards se retrouve dans l’obscurité, immobile et grave, à écouter si le vent porte d’autres détonations.

Nous entendons clairement le crépitement lointain d’une fusillade.

“C’est Sapigneul, soupire l’artilleur en retirant son bonnet de nuit.
– Pauvres gars, dit quelqu’un. Même après toute la merde de cette nuit, au moins, on a un Noël, nous.
– Allez, faut que j’y aille, reprend l’artilleur. Si ça chauffe là-bas, ils vont sûrement avoir besoin de mon 75. Merci pour la soirée les gars, c’était chic.
– Joyeux Noël.
– Ouais, joyeux Noël.”

Le cœur n’y est plus. La musique qui s’est éteinte a sonné la fin de la fête, et nous retournons à notre cave pour cette fois-ci y trouver un peu de sommeil. Nous nous installons en cercle près des braises de notre feu, et les pieds tout près du foyer éteint pour profiter de ce qu’il reste de chaleur, nous nous endormons.

“Hé bien Messieurs, je crois que le père Noël est passé.”

J’ouvre les yeux en même temps que mes camarades pour découvrir un soldat débraillé fièrement campé à l’entrée de la cave, un grand sac de jute à la main et une cigarette aux lèvres.

De Brie.

Le noble s’avance vers nous, tout sourire, et nous le regardons tous avec circonspection.

“Qu’est-ce que tu… vous faites là ? demande Jules en se levant, sa couverture jetée sur ses épaules comme une cape.
– Allons, quel accueil ! rit tranquillement de Brie. Je me suis dit que pour Noël, je pouvais bien vous apporter votre courrier moi-même. Mais dites-moi, vous avez fait une petite fête ici hier soir à ce que je vois ?
– On ne vous y a pas vu, grogne Riou. En même temps, ça fait longtemps qu’on ne vous voit plus.
– J’avais ma propre soirée. Et puis vous savez, le front…
– Et le caporal Launay était tranquillement planqué avec vous, je suppose, accuse Jules.
– Launay ? Non, il n’était pas avec vous ? s’étonne de Brie. Hé bien, il a dû se trouver un nouveau coin où lire en paix. Mais si nous parlions plutôt de votre petit Noêl ? Vos familles ont pensé à vous. Et la Poste Babylone livre toujours ses fidèles clients à temps !”

De Brie plonge la main dans son sac de jute et en tire un gros paquet. “Robin Henry !” dit-il en lui jetant le colis d’un geste souple. “Jules Chemin !” reprend-t-il avant d’envoyer une grosse enveloppe vers mon ami. “David Weinberg ! Yann Riou ! Antoine Drouot !”

Et un minuscule colis m’atterrit dans les mains. Je déchire le papier qui l’entoure sans précaution et sourit en voyant surgir devant moi un splendide carnet de cuir dans lequel est glissé un crayon de papier neuf. Une carte postale a été glissée dedans, et j’y découvre le dessin d’un soldat saluant chaleureusement le père Noël au beau milieu d’un paysage champêtre couvert de neige. J’ai un bref instant de surprise, car cette carte me paraît bien loin de ce que je peux attendre de ma famille. Comment voient-ils la guerre, là-bas, derrière ?

Qu’importe, je la retourne pour y découvrir ce petit mot écrit de la main de ma mère :

Un joyeux Noël à toi qui nous manques. La fête n’est pas pareille en ton absence, mais nous pensons fort à toi et espérons que tu vas bien. Le journal dit que la victoire est proche. Peut-être pourras-tu rentrer pour le printemps ? Nous t’embrassons tous bien fort. Prends soin de toi, fais ce que tu dois faire mais ne prends pas de risque inutile pour nous revenir bientôt. Tes parents qui t’aiment.

Au-dessous se trouve l’écriture ronde de ma sœur.

Voici ton cadeau, s’il ne te plaît pas, c’est auprès de moi que tu pourras te plaindre ! J’ai pensé que tu aurais sûrement besoin d’un carnet neuf pour ton journal. Si tu as besoin que je t’en envoie un autre bientôt, dis-le moi. J’espère que l’écharpe et les gants que je t’ai envoyés te plaisent et qu’ils te tiennent chaud là où tu es. Joyeux Noël, grand frère. Je t’embrasse, Aline.

Et quelle idée elle a eu là ! Car c’est à présent dans ce carnet que j’écris. J’ai glissé l’ancien dans la doublure de ma capote pour m’assurer que personne ne le trouve. J’imagine que je pourrais l’envoyer à Paris pour le mettre en sécurité, mais je crains que si de Brie venait à mettre la main dessus, il ne puisse s’empêcher de le lire. Quant à la voie officielle, la censure brûlerait aussitôt pareil document, je n’en doute pas une seule seconde. J’imagine qu’il faudra que je ramène ce carnet à Paris moi-même, ou bien m’accompagnera-t-il où que je tomberai, mémoire de l’homme que j’étais.

Mais ce jour-là, je ne pense pas à tout cela, trop heureux que je suis d’avoir des nouvelles de ma famille et un si beau cadeau. Jules a lui reçu un colis de nourriture, et il s’empresse de peler une orange pour la savourer lentement en se mettant du jus partout, un sourire d’enfant sur son visage. Je n’ai guère le temps de m’intéresser plus avant à ce que mes camarades ont reçu de leurs familles que de Brie appelle une dernier nom.

“Benoît Mordin !
– Je prends ! dis-je aussitôt.
– Il n’est pas là ? Je me disais bien que c’était calme, commente de Brie.
– Blessé, dit Henry en ouvrant soigneusement son propre colis.
– Je vais aller le voir à l’infirmerie. Qui vient avec moi ?”

Ma proposition provoque un entrain auquel je ne m’attendais pas. Tout autour de moi, mes camarades lèvent la main avec de grands sourires. Il faut croire que Benoit, malgré son mauvais caractère et ses légendaires vociférations, en vient à tous nous manquer lorsqu’il n’est pas là pour se plaindre. C’est donc toute une petite troupe qui après avoir ouvert ses cadeaux et dissimulé ses nouveaux trésors d’éventuels voleurs, se met en route pour l’hôpital de campagne.

A peine sommes-nous arrivés à la porte de la maison qui abrite les blessés qu’une voix familière nous parvient du premier étage du bâtiment.

“C’est ça qu’vous app’lez d’la soupe ? Moi, j’appelle ça du glaviot ! C’est ça, barre toi ! Planqué !”

Nul besoin pour nous de demander notre chemin, car le son nous suffit à nous guider jusqu’à Benoît. La bâtisse n’est pas bien grande et les couloirs bondés de blessés, mais avec Noël, c’est une véritable cohue car chacun est venu visiter ses camarades. Lorsque nous entrons dans une salle où s’alignent des lits blancs le long de fenêtres aux rideaux déchirés, nous apercevons Benoît, non pas parmi les alités, mais assis sur un tabouret dans un coin de la pièce, torse-nu alors qu’un infirmier est penché sur lui à refaire le pansement de son épaule.

“Ah ! Tu m’fais mal ! Arrête ! Arrête j’te dis ! Dis, tu veux qu’j’te colle un ramponneau pour t’apprendre à faire les pans’ments, dis ? braille Benoît.
– Dis-donc ! s’insurge l’infirmier. Ne me dis pas comment faire mon boulot !
– Et tu m’diras pas comment faire l’mien ? Tu m’étonnes ! Ah ça, t’y viendra pas, aux tranchées, à t’faire trouer la bidoche pour que les mecs comme toi pètent au chaud !”

Benoît nous aperçoit soudain dans la pièce et son regard s’illumine.

“Les copains ! Ah ben tiens, pour une fois, ça m’fait plaisir de voir vos sales gueules ! Tiens, laisse-moi l’infirmier, tu vois bien que j’reçois ! Va donc torturer un aut’ pauv’ gars ! Au fait, joyeux Noël les gars ! Personne m’a fauché mon arbre, hein ? s’inquiète-t-il.
– Non mon vieux. Et joyeux Noël à toi aussi !”

Je m’approche de Benoît, heureux de le voir en bonne santé, et dépose son colis sur ses genoux. Il le contemple comme un véritable trésor, et n’ose plus bouger de peur de le briser. Nous le regardons tous poser doucement ses doigts sur le papier et ouvrir son colis avec une douceur qui ne lui ressemble pas.

“C’est d’ma femme, ça. C’est tout bien emballé. C’est elle qui fait les paquets, à la boutique.
– Parce que toi, tu es commerçant ? s’étrangle Kane.
– Quoi ? J’suis quincailler, ça t’chiffonne ? A Tarascon-sur-Ariège, c’est moi qui tient la boutique où tout l’monde vient s’fournir, oui Monsieur !
– Pourtant, avec ta manière de parler aux gens, je t’imaginais…”

Kane ne finit pas sa phrase car Benoît a ouvert son paquet, et il est là, bouche bée, à en contempler le contenu. Doucement, il extirpe de la boîte un objet recourbé et pointu entièrement strillé que je ne reconnais pas. Benoît nous le présente comme il nous aurait présenté son fils nouveau-né.

“C’est ma corne ! C’est ma corne les gars, elle m’l’a envoyée !
– Ta corne ? demande Jules.
– Ma corne d’bélier ! C’est un truc d’montagnard, vous pouvez pas comprendre. C’est un berger qui m’l’a offerte et qui… parce quand j’monte dans les pâturages pour les aider à… ho bon dieu, ma corne !”

Ses phrases ne trouvent jamais leur fin, et sa lèvre se met à trembler. Une grosse larme point au coin de son oeil, et il l’essuie d’un revers de la main dans un bruyant reniflement.

“Ma corne ! Ben merde ! Ho, ma femme… c’te femme, elle a pas besoin de dire les choses, elle sait c’qui m’faut mieux qu’moi. C’est comme si elle m’avait envoyé la maison par colis !
– Benoît, tu pleures ? souffle Kane sans pouvoir le croire.
– Quoi ? se reprend Benoît. Nan ! C’est juste l’aut’ infirmier, y m’a serré avec ses pansements, là, alors ça m’fait mal !
– Benoît tu pleures ! répète Jules comme si cette marque d’humanité chez ce costaud montagnard était un miracle.
– Nan que j’te dis ! Ta gueule, d’abord ! Tiens, pis vous m’emmerdez, là, tirez vous, z’avez pas du boulot ? Barrez-vous, j’vous dis !”

Nous battons en retraite en riant alors que notre ami nous promet mille supplices si nous ne déguerpissons pas sur le champ. Les autres blessés de la pièce ont beau l’implorer de se taire, la voix de Benoît les couvre et nous accompagne jusqu’à ce que nous partions en courant de l’hôpital de campagne. Et même là encore, il trouve le moyen de se pencher par la fenêtre pour nous injurier tant qu’il le peut jusqu’à ce que nous soyons hors de vue.

Cette visite ainsi que les cadeaux de nos familles nous font du bien au moral, et nous passons une partie de la journée à écrire en retour des lettres pour nos foyers. Puis, nous nous employons à laver nos uniformes, le capitaine Dragon faisant passer le mot qu’il veut sa compagnie dans un état impeccable. Lors du repas du soir, nous avons même le droit à une double ration de vin, ce qui est un véritable luxe pour nous autres.

Durant les jours qui suivent, nous avons un peu de temps pour nous reposer, comme nous l’avait annoncé le sergent Chassagne, et nous passons de longues heures à dormir tant que nous le pouvons encore. La nuit, on entend tirer près de Sapigneul, et parfois, les Allemands font donner le canon, mais sans passer à l’offensive. Pour s’assurer que nous ne prenions pas trop nos aises, le capitaine Dragon porte notre compagnie volontaire pour aller garder des tranchées près de Berry-au-Bac le temps d’une nuit, et je retrouve le froid et la tristesse des tours de garde au fond de nos positions boueuses. Heureusement, nous retrouvons Cormicy dès le lendemain, et pour le 31 décembre, nous ne pouvons guère improviser de fête, car cette fois-ci, les officiers ont pris les devants et mis en sécurité tout ce qui pourrait attiser nos envies : confiseries, alcool, viande de qualité…

Et de toute manière, les cuisines roulantes ont été bien approvisionnées pour nous satisfaire en cette nuit de nouvel an. Nous avons donc double ration lors du dernier repas de l’année 1914, et si cette double ration n’a pas beaucoup de goût, elle a au moins le mérite d’être chaude et consistante. Notre escouade reste éveillée jusqu’à minuit à tenter d’imaginer ce que les officiers doivent se réserver pour célébrer la nouvelle année, et enfin, lorsque la montre de Riou indique minuit, nous échangeons nos voeux.

“Bonne année Antoine !
– Bonne année, Jules !
– Bonne année les gars ! intervient Henry. Et surtout… la santé !”

Son bon mot déclenche chez nous des rires aussi amusés que gênés alors que nous réalisons toute l’ampleur du sous-entendu. Mais dehors, par delà le soupirail, nous entendons deux soldats qui se croisent sous la pluie eux aussi échanger leurs bons voeux. Avant de conclure : “Et bonne santé ! En ce moment, c’est pas mal !”

On parle, on rit, on boit la dernière bouteille de mauvais vin qu’Henry était parvenu à faucher aux cuisines, et l’un après l’autres, mes camarades s’endorment. Dehors, on entend plus que la pluie qui tombe, et moi, j’allume ma lanterne et j’ouvre soigneusement mon nouveau carnet pour le débuter par cette entrée du 1er janvier 1915.

Je repense à ce que ma mère a écrit. Les journaux disent que la victoire est proche ? Et s’ils avaient raison ? Après tout, nous, ici, nous ne savons rien. Alors, il doit bien y avoir des journalistes mieux informés pour savoir. Et je me prends à rêver :

Pourrais-je dire un jour, vivant et entier, que j’ai participé à la guerre 1914-1915 ?

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