L’automobile cahote bruyamment sur le chemin de terre au milieu de la campagne endormie. A l’arrière du véhicule somnole Bastien, la tête dodelinante à chaque fois que l’une des roues s’enfonce dans les trous de la route mal entretenue, les mains profondément enfoncées dans les poches de son manteau. Lorsqu’enfin, le véhicule arrête sa danse infernale, c’est le silence qui remplace brutalement le bruit du moteur qui réveille Bastien. Il se redresse et regarde autour de lui, perdu.
“Où sommes-nous ?
– Arrivés, mon vieux.”
L’haleine alcoolisée du chauffeur brûle les narines de Bastien, qui grimace de dégoût. Le conducteur que l’armée a mis à sa disposition est probablement le plus vieux soldat qu’ils aient trouvé dans la territoriale. Un vieillard tout chauve sous son képi rouge, le visage grêlé et la moustache jaunie par le tabac. Bastien regarde par les fenêtres du véhicule mais ne voit pourtant que les bords herbeux de la route plongés dans la nuit.
“Vous êtes sûr ?
– Certain mon gars ! ricane le chauffeur. R’garde plutôt !”
Il s’écarte pour montrer devant lui les phares qui illuminent l’épais mur de pierres usées d’une maison. Au-dessus de volets défraîchis, on peut lire, à demi-effacé : “Auberge.”
“Nous… nous allons dormir là ? s’inquiète Bastien en essuyant la sueur qui coule sur son front.
– Et où qu’tu veux dormir ? s’esclaffe l’autre. Chez l’habitant ? Mais tout l’monde dort, moi j’t’e l’dis ! Même à l’auberge, le taulier doit pieuter ! On prendra nos clés, au pieu, pis si on veut bouffer, ben faudra s’servir, parce que tu vas pas réveiller la servante pour un cass’dalle !
– Non, non, s’excuse Bastien, paniqué. Ce que je voulais dire, c’est pourquoi m’emmener dans cette auberge ? Vous deviez m’emmener au 24e d’infanterie ! C’est ce qui était convenu, gémit-il, les yeux tournés vers la triste bâtisse dans les phares.”
Le chauffeur contemple Bastien avec de grands yeux ronds, comme s’il s’agissait d’un étrange animal qui se serait glissé sur la banquette de l’automobile sans qu’il y prenne garde.
“Mais mon vieux, là-bas, c’est l’front, il est trop tard pour y aller !
– Mais nous avons des phares ! rétorque Bastien, hésitant.
– Ben justement ! Des phares, ça s’voit à des kilomètres ! Alors moi, j’ai pas envie qu’les Fritz nous envoient toute leur artillerie sur la gueule ! Vos gars, j’vous y amène demain matin. Bon, j’descends vos valises ?”
La voiture tremble dans tous les sens lorsque le soldat s’en extraie, et Bastien sort, enfoncé dans son manteau alors qu’un vent glacial balaie la campagne. Soudain, une lumière point à l’horizon et embrase sans un bruit les nuages d’orange. Puis une autre. Et encore une autre, et enfin, tout l’horizon se met à clignoter. Bastien fixe ce spectacle, immobile. Derrière lui, le soldat se met à rire et ne s’arrête que lorsqu’une quinte de toux l’y oblige.
“Z’avez vu ? Vous vous d’mandez c’que c’est, hein ? T’inquiète, le son arrive !”
Un à un, les animaux nocturnes se taisent autour de la voiture, et bientôt, le vent porte le son d’un coup de canon. Puis d’un autre. Et de tout l’orage d’acier qui embrase l’horizon.
“Demain, c’est là-bas qu’vous z’êtes !” ricane le chauffeur en emportant les valises vers l’auberge endormie.