Depuis l’abri du hangar, Sylvain regarde la pluie tomber.
Derrière lui, le train blindé attend, énorme monstre métallique assoupi. Cela fait des jours que personne n’a tiré la machine de son sommeil. Lorsque Sylvain demande aux officiers britanniques du train ce qu’ils attendent, la réponse est toujours la même. Un haussement d’épaules, une moue désolée et deux mots d’anglais que Sylvain connait bien à présent : ”Les ordres.”
Raymond, le chauffeur de la locomotive et ami de Sylvain, s’est lui mis en tête d’essayer de comprendre le bridge, le jeu de cartes auquel s’adonnent les soldats anglais à longueur de journée. Sylvain a beau lui répéter que sans parler la langue, c’est peine perdue, Raymond est du matin au soir assis sur une chaise dans le hangar à regarder chaque partie avec attention pour tenter d’en deviner les règles. Parfois, il vient trouver Sylvain, le regard lumineux, et lui explique ce qu’il pense avoir saisi. Tous deux vont dès lors observer la prochaine partie mais à chaque fois, les théories de Raymond s’effondrent, et celui-ci reprend son étude minutieuse des cartes pour essayer de percer leur mystère.
Sylvain préfère passer son temps devant les grandes portes du hangar. Il regarde tomber la neige et la pluie. Il pense à sa femme Audrey, à Cour-sur-Heure. A leur petite fille Valérie, dont il ratera sûrement le prochain anniversaire. Il essaie de se rappeler de leurs visages, de les revoir ce jour-là, lorsqu’il est parti pour le fort de Namur sans savoir que la ville tomberait. Et une bonne partie du pays avec elle. Il repense à cette fille, Jeanne, à Reims, penchée sur lui alors qu’elle refermait les portes d’une cave pour le cacher aux Allemands. Et puis, comme il se surprend à soupirer à cette pensée, Sylvain se concentre sur le présent.
Au loin, on entend tonner une batterie de 77 allemande. Lui répond la détonation sourde d’un 18-pounder britannique. Mais pour la première fois depuis des jours, il y a un canon dont Sylvain ne parvient par à reconnaître le bruit. C’est un son bref et puissant, suivi par un grondement de tonnerre.
Une sonnerie de téléphone retentit dans le hangar. Tout le monde s’immobilise et lève les yeux vers le minuscule réduit vitré dans un coin du bâtiment, autrefois une salle de repos pour cheminots, où l’on a installé l’officier en charge des communications. Il y a un tel silence que l’on pourrait presque l’entendre discuter au travers des vitres. La conversation téléphonique est brève, et soudain, l’officier bondit comme un ressort.
Dans le hangar, tout le monde s’est redressé et ne le quitte plus des yeux.
L’officier pose son téléphone, lève le poing vers l’équipage du HMAT et actionne un gros levier sur le mur de son bureau. Dans le hangar, une sonnerie stridente se met en route.
“Le signal ! On y va les gars, on y va !”
“Let’s go, let’s go !”
Les cris des Belges et des Anglais se croisent alors que tout l’équipage se rue en courant vers le train blindé. Rapidement, la locomotive se réveille et son moteur mugit bruyamment, puis tout le train est parcouru d’une secousse lorsque le convoi se met en branle. Doucement, le HMAT sort de son hangar, alors qu’à bord, tous les hommes sont à leur poste, impatients après des jours d’attente.
“C’est pas trop tôt ! s’exclame Sylvain les poings serrés. On sait où on va ?
– Un train blindé allemand a été repéré dans le secteur, répond du fond du wagon un officier avec un fort accent britannique. On va l’intercepter.
– Un train blindé pour en bombarder un autre ? sourit Sylvain. D’habitude, ce sont les bateaux qui font ça.
– Nous sommes un bateau, dit l’Anglais en désignant les marins chargés d’actionner les canons de marine du train. Un gros bateau monté sur rail.”
“Et on va en couler un autre.” conclut Sylvain en inspectant ses instruments de tir.