13 janvier 1915 – Dijon-Longvic – Émilien Liénard

 

“Allez les apprentis pilotes, on lève les yeux, on se concentre.”

Sous la tente qui sert de salle de classe aux élèves pilotes, tout le monde se redresse brusquement pour accueillir le lieutenant instructeur Billot. Il adresse un bref salut à ses élèves avant de poser au sol un gros sac de toile qui semble peser une tonne. Il n’y a pas un murmure sous la tente, et si ce n’était le son lointain d’un moteur d’avion que l’on démarre avec grand peine, on entendrait voler une mouche. Émilien fixe Billot avec la même admiration que tous les autres élèves pilotes autour de lui. Sur la base, il y a des mécaniciens et des pilotes qui connaissent leur métier mais Billot… Billot, bon dieu ! C’est le seul instructeur à être allé au combat. Il paraît qu’il a descendu deux boches. Ou trois. Le cuisinier de la base a même dit quatre, mais tout le monde sait qu’il en rajoute toujours, “à part sur les desserts”, comme le veut la plaisanterie populaire parmi les futurs pilotes.

“Vous êtes en train d’apprendre à tenir le manche à balai, c’est bien, annonce le lieutenant Billot en tirant de son sac un manteau de fourrure qu’il va placer sur un mannequin. C’est bien, mais ce n’est pas suffisant. Avant de monter en avion, encore faut-il savoir ce que vous devez emmener avec vous.”

Et peu à peu, il tire de son sac du tissu, de la corde, des armes… et quantité d’objets plus ou moins curieux qu’il étale sur une table avec soin.

“Dans quelques semaines, vous serez bon pour aller vous castagner avec les Fritz. Alors voilà la liste des choses indispensables à prendre avec vous. Pour commencer, un bon gros manteau, dit-il en donnant l’accolade au mannequin sur lequel il a placé la fourrure. Plus vous montez en altitude, plus il va faire froid. Alors avec le vent et compagnie, autant vous dire que vous allez vous les geler là-haut. Et puis, ça vous donnera l’air un peu plus épais, mes petits bleus ! Hein Lienard ?
– Oui mon lieutenant ! répond Émilien trop heureux que Billot se souvienne de son nom.
– Il faut manger à la cantine mon gars ! Sinon vous vous envolerez sans votre avion !
– Je vais essayer mon lieutenant, rougit Émilien dont la frêle carrure est l’objet de bien des railleries.
– Parfait ! Avec ça, ayez toujours un foulard avec vous. C’est doux, c’est élégant, ça fait rêver les filles, bref, ça fait de vous un pilote chic, plaisante Billot. Mais comme vous allez tourner la tête dans tous les sens pour essayer de repérer les allemands en l’air, ça vous évitera surtout de vous irriter contre votre col.”

Il va placer le foulard dans le col de fourrure du mannequin, puis attrape sur la table un revolver.

“Prenez une arme sur vous. Quand j’ai commencé à voler, c’était inutile. Pour tout vous dire, au début de la guerre, je me souviens d’un jour sur la Marne où pendant une mission de reconnaissance, un avion allemand s’est approché. Et vous savez ce que son équipage a fait ?”

Billot se penche et mime un pilote qui passe timidement le bras par-dessus la carlingue de son appareil pour agiter la main.

“Coucou ! Il nous a fait coucou, répète Billot plus fort pour couvrir le rire de ses hommes. Et nous, hé ben, on a fait pareil ! Mais… ah, c’est bien fini, tout ça ! Maintenant, on ne rigole plus. Le mécanicien à bord avec vous sera chargé de faire le gros du travail, au fusil ou à la mitrailleuse. Mais s’il est à court de munitions ou blessé, vous serez heureux d’avoir de quoi tirer sur le pilote de l’avion ennemi s’il s’approche. Ou si vous vous retrouvez à devoir atterrir en urgence derrière les lignes ennemies.”

Le lieutenant jette le revolver dans les mains d’un élève devant lui, qui le reçoit comme un trésor qu’il observe avec attention. Mais alors qu’il va présenter un nouvel objet, un apprenti pilote lève la main juste à côté d’Émilien.

“Mais mon lieutenant, est-ce vraiment efficace contre un autre appareil ?”

Billot s’interrompt et repose lentement ce qu’il tenait à la main pour se retourner, les sourcils froncés.

“Si c’est efficace ? demande-t-il. Si c’est efficace ?”

Il reprend le revolver des mains du militaire à qui il l’avait jeté.

“Un jour, un pilote Allemand dont j’avais tué le tireur a réussi à envoyer une balle de revolver vers moi. Elle a touché mon moteur, qui a pris feu. Vous savez de quoi nos avions sont faits ? De bois et de toile. Et moi, j’étais habillé de ma fourrure, ajoute-t-il avant de poursuivre, plus sombre que jamais. Là-haut, si vous commencez à brûler, il n’y a nulle part où aller. Vous devez vous poser avant que vous ne soyez transformé en boule de feu. Mes ailes étaient déjà en flammes et mon gouvernail ne répondait qu’à peine quand mes roues ont touché le sol d’un champ bombardé.”

Il s’arrête, et Émilien est suspendu à ses lèvres.

“Ce jour là, j’ai perdu mon avion. Et j’ai gagné ça.”

Et Billot tape le sol de sa jambe de bois qui a fait de lui un instructeur qui ne pourra plus jamais voler.

“Alors si c’est efficace ? reprend-t-il. Oui, c’est efficace mon garçon. Nous apprenons les meilleures choses des vainqueurs. Et ce jour là, c’est l’autre qui a gagné.”

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