Au travers de la fenêtre brisée par laquelle le vent s’engouffre en portant avec lui une odeur de pierre mouillée, Jeanne regarde le petit convoi de chariots qui vient de s’arrêter place de la cathédrale sous la pluie battante. Du mouvement sous les bâches qui couvrent les véhicules lui indique que ceux-ci ne doivent pas transporter que des marchandises, et elle s’imagine que les passagers doivent contempler le spectacle de la cathédrale endommagée et noircie par les incendies.
Au rez-de-chaussée du petit garage dans lequel Jeanne s’est installée avec quelques pompiers pour nettoyer du matériel récupéré dans les ruines de la ville, tout le monde n’a d’yeux que pour le convoi. L’un des soldats du feu se lève en se grattant le menton, suspicieux.
“Qu’est-ce qu’ils foutent là ceux-là ? grogne-t-il. On n’attend personne !
– Ce n’est pas un convoi militaire, dit Jeanne en se levant à son tour. Regardez les chevaux. Ils sont rachitiques, ce sont ceux que l’armée laisse aux civils.”
Deux silhouettes descendent soudain du chariot de tête, et les pompiers jurent doucement en reconnaissant deux femmes aux robes soignées. L’une d’entre elles ouvre un parapluie alors que l’autre tient une lanterne pour lutter contre la pénombre due aux les lourds nuages de pluie. Toutes deux cheminent droit vers le garage où Jeanne et les autres les attendent sans dire un mot. Lorsqu’elles sont assez proches, Jeanne peut clairement distinguer une femme d’âge mûr au maquillage exagéré suivi de près par une frêle jeune femme dont le visage pâle contraste avec son rouge à lèvres d’un rouge éclatant. Toutes deux franchissent l’entrée du garage pour s’abriter de la pluie et la plus âgée des deux femmes lance un grand sourire à l’assemblée.
“Quel temps ! Quel temps mes amis ! Allumer les lampes à cette heure, si ce n’est pas malheureux ! Et cette pluie qui n’en finit pas ! J’ai bien cru que nous n’arriverions jamais !
– Excusez-moi mais… hésite Jeanne. Qui êtes-vous ?
– Ho ! Ah ! s’exclame la femme avec de grands gestes qui font cliqueter les bijoux à ses poignets. Je suis quelqu’un qui vient apporter un peu de joie dans cette triste région ! Dites-moi, auriez-vous une carte de la ligne de front à nous fournir ?”
Jeanne fait un pas en arrière, alors que tous les pompiers autour d’elle se lèvent.
“Une carte du front. Vous savez qu’on nous a signalé des espions dans la région ? siffle Jeanne en dégageant un pan de sa veste pour présenter le revolver passé dans la ceinture de sa jupe.
– Ah ! glapit la femme en reculant à son tour d’un pas, effrayée. Rangez donc cela ! Moi, une espionne ! s’écrie-t-elle, indignée. Moi, une ennemie de la France ! Alors que je suis venue de Paris soutenir notre armée ! Je voulais juste une carte de la ligne pour savoir où m’établir sans danger, voilà tout.”
Dans le garage, les pompiers et Jeanne échangent des regards circonspects. Jeanne rabat doucement sa veste avant de reprendre.
“Si vous voulez établir quelque chose ici, ce ne sont pas les maisons vides qui manquent, même si je vous recommanderais d’en choisir une avec une cave sûre pour vous abriter mais… je ne comprends pas. Que venez-vous établir exactement ? Et… pour soutenir notre armée ?”
La femme écarte doucement les mains, comme une célébrité qui s’offusquerait de ne pas être reconnue.
“Allons ! N’est-ce pas évident ? Je viens établir ce dont tous les hommes du front ont besoin. Un établissement où ils pourront trouver un peu de réconfort !
– Un bordel, souffle un pompier.
– Parfaitement ! répond la femme en souriant. Et un bordel venu droit de Paris ! Les meilleures filles pour nos meilleurs soldats. Saluez, les filles !”
Elle crie cette dernière phrase à l’attention des chariots, et de sous les bâches, des visages féminins apparaissent et saluent avec enthousiasme le petit groupe dans le garage abandonné.
“Et je suis Madame Fernande, la tenancière de ce délicieux établissement, aussi je vous repose la question : où pourrais-je m’installer confortablement suffisamment près de nos troupes et suffisamment loin de celles de Guillaume II ?”