De ma vie, je n’ai jamais lu autant d’absurdités.
Lorsque Fourrache nous a annoncé qu’il transportait avec lui des exemplaires de L’Intransigeant, je n’avais plus qu’une idée en tête : me jeter dessus et les dévorer l’un après l’autre. Pas pour essayer d’y trouver une référence à nos batailles, comme Papa ou Weinberg, mais par pure nostalgie. Tenir un de ces journaux entre mes doigts suffirait à me faire revenir en arrière, à renvoyer mon esprit à Paris en ce temps où assis sur la table près de ma machine de l’imprimerie Ledoux, je lisais avec attention chaque article, premier Parisien à découvrir le journal qui ne se vendrait que le lendemain.
Mais lorsque la semaine dernière, Fourrache fait amener au petit matin sa valise dans notre cave de Cormicy pour nous distribuer ses journaux, l’enthousiasme de l’escouade où chaque exemplaire s’arrache laisse bientôt place à la consternation. Les rires se taisent au fur et à mesure que nous terminons chaque ligne, et nous peinons à croire ce que nous lisons.
“Comment ça, de grandes victoires en Belgique ? s’exclame Jules qui tient dans ses mains un exemplaire du mois d’août. Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? On a été tellement victorieux en Belgique qu’il a fallu foutre le camp !
– Attends de lire ça, reprend Weinberg, “les Allemands enchaînent leurs mitrailleurs à leur poste pour éviter qu’ils ne fuient devant nos troupes” ! Ah ben ça !
– Et ici ! intervient Kane. “Les blessés sont tous joyeux” ! La bonne blague !”
À chaque fois que l’un d’entre nous achève de lire une citation, il lève des yeux plein de reproches vers Fourrache, qui au milieu de notre troupe, lève les mains en signe d’apaisement.
“Je ne suis pas responsable, bredouille-t-il. Je condamne ces articles qui…”
Mais nous l’écoutons à peine, les yeux plongés dans nos lectures qui n’ont de cesse de nous faire pousser de grands cris. L’exemplarité de notre escouade tant attendue par le commandant achève de se dissoudre sous l’impact de ces découvertes aussi incroyables qu’elles nous apparaissent stupides.
“J’avais emmené ces journaux pour comparer avec le terrain, insiste Fourrache rouge de honte. Vous aviez l’air tellement impatients de les lires, j’aurais dû…”
“Vous l’avez faite combien de fois, votre une sur “L’ultime effort des Allemands”, demande calmement Riou. J’ai beau n’être que charpentier, je crois me souvenir “qu’ultime”, cela signifiait dernier. Mais je fais peut-être erreur ? On apprend peut-être le Français différemment dans les écoles bretonnes.
– Et des victoires… et encore des victoires… marmonne Henry page après page. À force de gagner autant, on devrait déjà avoir dépassé Berlin.”
Pour ma part, et alors que Fourrache se confond en excuses tant pour le contenu de son journal que l’erreur qu’il a faite de nous le distribuer, je reste abasourdi devant un article du mois d’août.
“”Les balles allemandes ne tuent pas” ? lis-je à haute voix sans même y croire.
– Pas celui-là ! implore Fourrache.
– Vous avez quelqu’un, dis-je en levant doucement les yeux vers lui, qui a réussi à écrire que les balles allemandes ne tuaient pas ?
– C’est-à-dire… il voulait dire… hésite le journaliste.
– Qu’est-ce qu’il voulait dire, hein ? j’explose. Qu’on ne meurt pas à la guerre ? Que les Allemands font semblant et nous aussi ? Vous voulez que je vous montre, moi, ce qui arrive aux gens qui reçoivent ces balles qui ne tuent pas ?”
J’attrape Fourrache par le col de son manteau et je le tire vers l’escalier de la cave. Le journaliste glapit en m’agrippant le poignet, alors que je hurle :
“Je vais vous montrer des croix de bois, moi ! Allez dire aux gars qui dorment en-dessous que les balles ne les ont pas tués !”
“Arrête Drouot !” m’ordonne Henry en attrapant la manche de mon uniforme. Je me débats, mais Papa, Benoît, Weinberg et les autres se joignent confusément à la mêlée pour tenter de m’empêcher de traîner le journaliste jusqu’à la vérité. Eux qui s’insurgeaient encore quelques secondes auparavant estiment que je suis allé trop loin. Et alors que je refuse à me laisse faire, quelqu’un s’égosille soudain en haut de l’escalier.
“Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? DROUOT ! Salopard !”
Le sergent Chassagne descend l’escalier de la cave furieusement alors que toute l’escouade se disperse et me libère aussi bien que Fourrache, le col de son manteau complètement retourné et une expression choquée sur le visage. Chassagne m’attrape par l’épaule sans ménagement et remonte avec moi vers la surface.
“Attaquer un civil ! Un protégé du commandant ! Allez, en salle de police, ça te fera du bien, salopard !”
La salle de police.
La sanction disciplinaire préférée de Chassagne depuis l’époque du service militaire. Il pourrait me coller en prison, mais tout le monde sait bien que le sergent préfère nous voir suer que paresser, fut-ce derrière des barreaux. La salle de police évite ce genre de problème : nous devons continuer le service, mais tout notre temps libre est remplacé par des corvées. Et interdiction de passer la nuit avec les camarades : il faut dormir enfermé à l’écart comme une bête dangereuse.
“Et où est votre caporal, hein ? Launay ? braille Chassagne en me traînant dans les rues du village sous le regard d’autres soldats qui s’amusent de la scène, une cigarette aux lèvres. Je vais le signaler pour désertion s’il continue !
– Je n’en sais rien, sergent, dis-je dans un grognement.
– Et Combes ? Deux caporaux, pas un pour faire son boulot ! Ah, mes oiseaux, si je dois tous vous botter le cul, je le ferai, j’ai les souliers solides !”
Nous traversons Cormicy jusqu’à arriver devant une petite escouade de soldats territoriaux rassemblés près d’une cuisine roulante. Ils se partagent tranquillement une boule de pain, alors que le plus vieux d’entre eux, un petit maigrichon aux cheveux gris ébouriffés, bourre sa pipe en nous voyant approcher.
“Bonjour sergent, dit-il lorsque Chassagne est assez près.
* Mes pépères, voilà de quoi soulager votre dos. Ce jeune soldat est de corvée ! Trouvez de quoi occuper ce salopard ! Et rendez-le moi ce soir, qu’il passe la nuit enfermé, ça le calmera !
– Salle de police ? demande le territorial en levant un sourcil broussailleux.
– Ouais ! Allez, je n’ai pas que ça à faire ! Je t’en foutrais, moi, de la bagarre ! Au boulot Drouot !”
Le sergent s’éloigne en proférant encore mille et une injures, alors que les territoriaux me regardent tous comme une mule fraîche que l’on viendrait de leur apporter. Le plus vieux doit bien avoir près de deux fois mon âge, et il m’examine de haut en bas en tirant sur sa pipe.
“Qu’est-ce que tu as fait, mon gars ?
– Une connerie, dis-je entre mes dents, les poings serrés.
– Ça je m’en doute bien, répond tranquillement le territorial. Tu t’es bagarré ? Pourquoi ?
– J’ai été influencé par de mauvaises lectures.”
Les territoriaux échangent des regards interloqués avant de partir d’un petit rire.
“T’es pas du genre causant, toi, reprend le vieux. Drouot, c’est ça ? On va te trouver une hache, tu n’auras qu’à aller couper du bois. On en manque toujours pour les roulantes.
– Si vous voulez, maugrée-je.
– On fait sa mauvaise tête ? Allez, allez, au boulot ! Tu es jeune mon garçon, et visiblement, tu as de l’énergie à dépenser !”
Les territoriaux me trouvent une grosse hache de bûcheron qui pèse terriblement lourd sur mon épaule. J’ignore où ils l’ont trouvée, mais celui qui la maniait devait être un géant. Puis ils m’envoient du côté de la carrière, où d’après eux, il y a du bon bois en quantité. Je traverse Cormicy sous le soleil du matin et passe devant l’hôpital de campagne où j’aperçois brièvement Ludivine qui passe devant une fenêtre sans m’apercevoir. Depuis la mort de Coutier, je ne sais guère plus comment l’aborder. J’ai l’impression que l’approcher et lui parler serait une forme de trahison envers mon ami qui l’appréciait bien plus qu’il ne voulait l’avouer.
Alors je continue ma route vers l’orée du village, et m’engage entre les arbres du bois qui longe la route. Un sentier boueux monte entre les troncs, et je reconnais justement l’endroit où, il y a des semaines, je me suis assis avec Ludivine pour regarder Cormicy sous les bombes.
Je réalise brusquement qu’à peine livré à la solitude, me voilà déjà à m’égarer en pensées. J’ai à peine quitté mes camarades que déjà, ils me manquent ! Avec eux, tout est dans l’immédiat, et nous n’avons guère de temps pour le passé. Mais, tant pis. Je suis là pour une chose, et je vais m’acquitter de ma tâche pour m’occuper l’esprit. Les bois sentent la mousse et la boue avec la pluie de ces derniers jours, et je m’arrête près d’un arbre qui me semble à peu près sec. J’arme mon coup et ma hache vient se planter dans le tronc. Je débute mon office. Il y a quelques mois, les seuls arbres que je connaissais étaient ceux des parcs parisiens. Et voici que l’armée a fait de moi un bûcheron !
Je passe ainsi ma journée à réaliser les corvées que les vieux de la territoriale me confient, me laissant à peine le temps de manger. Couper du bois, livrer des caisses de ravitaillement, distribuer la soupe…
C’est en opérant cette dernière mission que je me retrouve à transporter près d’une douzaine de bidons de soupe vers l’ancienne carrière dans la forêt qui borde le village. Alourdi par mon chargement, je m’enfonce dans la boue des sous-bois à chaque pas, et à certains endroits, la pluie et la neige fondue ont créé de véritables torrents qui charrient une eau brunâtre vers Cormicy. Pendant que je marche, haletant sous l’effort, je ne peux m’empêcher de penser au reste de l’escouade. Que font-ils à cette heure ? M’en veulent-ils de m’être emporté autrement que comme eux, simplement par les mots ? Et Fourrache ? Si Fourrache parle de mon cas au commandant…
“Regardez-moi ça les gars, les pépères de la territoriale se sont trouvé un valet !”
Je viens d’arriver en vue de la carrière et c’est ainsi que m’interpelle l’homme de garde à l’entrée, assis sur une grosse pierre qui lui blanchit le pantalon. D’un geste du pouce, il me fait signe de me diriger vers la grotte qui s’enfonce dans le calcaire où je m’étais déjà rendu avec Ludivine. Un groupe de soldats est rassemblé autour d’un minuscule feu, montant la garde devant une voiture que je reconnais : celle de Fourrache. À côté d’elle se tient le territorial à la moustache jaunie qui conduisait la voiture quand nous sommes allés la tirer du fossé. Je suis à peine arrivé parmi ces hommes qu’ils s’emparent des bidons que je transporte sans même me laisser le temps de les distribuer. Le chauffeur de la voiture boit une bonne gorgée directement au bidon, avant de faire la grimace.
“Dis-donc gamin ! Quand ce sont les vieux qu’apportent la soupe, j’comprends qu’elle soit froide le temps qu’ils arrivent avec leurs vieilles pattes, mais toi !
– J’ai fait aussi vite que j’ai pu, dis-je simplement.
– Ben la prochaine fois, va plus vite.
– Je ne suis pas sûr de devoir recevoir de conseils sur mes déplacements d’un chauffeur qui a mis sa voiture au fossé.”
“Hooo !” beugle avec enthousiasme la troupe des soldats tout autour de moi. Le type qui montait la garde assis sur sa pierre m’a entendu depuis son poste et tape dans ses mains pour saluer mon attaque.
“Attention morveux, reprend le vieux, tu m’parles pas comme ça !
– Ça te fait du bien, qu’on te parle comme ça ! intervient un des soldats autour du feu. Vieux pochtron !”
Le soldat qui vient de s’exprimer se lève tranquillement en gardant ses yeux sur le territorial qui lui jette un regard méchant laissant entrevoir toutes les injures qui défilent sous son crâne chauve.
“Tiens mon gars, me dit le soldat en s’approchant de moi une flasque à la main. Prends donc un coup de gnôle. On l’a confisquée à cet ivrogne quand les gradés nous l’ont confié avec son tacot.
– Je suis déjà en salle de police les gars, dis-je, je ne peux pas boire.
– Allons, on crève de froid ! En plus, tu es de corvée et tu n’as pas à t’inquiéter, les galonnés ne montent plus par ici depuis que le chemin est devenu un torrent de boue. Ah, ça, on ne les a pas beaucoup vus nous aider à pousser la voiture jusqu’ici !”
Il secoue la flasque sous mon nez et finalement, j’accepte d’en prendre une gorgée. Le liquide me brûle la gorge et je me mets à tousser, ce qui provoque un grand rire chez les soldats en face de moi.
“Ben alors, on ne tient pas ? s’amuse l’un d’entre eux.
– Si c’est pour ne pas savoir la boire, rendez-moi ma gnôle ! gueule le territorial.
– Non, et c’est pour ton bien, lui répond le soldat en face de moi.
– D’ailleurs, pourquoi est-ce que lui et sa voiture sont ici ? dis-je en ignorant la sensation d’avoir de l’acide qui me tombe dans l’estomac.
– Il n’a rien à faire là, je suis bien d’accord, approuve mon interlocuteur. Ils auraient dû le mettre avec le reste du train de combat du régiment, près de Cormicy ou à l’écart de la route, mais non. Ils voulaient être sûrs que la voiture de Môssieur le journaliste aurait son propre abri ! Alors ils nous ont dit de l’emmener à la carrière. Et ils nous ont laissé ce poivrot avec.”
Un juron coloré répond à la remarque, et le soldat me tend une dernière fois la flasque de mauvais alcool.
“Tu es sûr que tu n’en veux pas plus ?
– Je dois redescendre au village sans tituber, je pense que ça ira.
– Va donc, mon gars, va donc.”
Et je repars donc assurer mes autres corvées. Je passe ma journée à tintinnabuler d’un bout à l’autre de Cormicy pour aller remplir gourdes et bidons de soupe, de café, d’eau… et je me retrouve à aller ravitailler tout le régiment : des officiers, des brancardiers, des sapeurs, des cyclistes, des mitrailleurs et même l’un de nos forgerons qui répare des pièces de chariot dans son atelier installé au pied de son camion à l’écart de Cormicy. Lorsque le soir vient, je rejoins le groupe de territoriaux à qui on m’a confié, et ces derniers me conduisent sans enthousiasme à l’endroit où je vais passer la nuit : une cache probablement aussi vieille que le village, retrouvée sous une maison. Un espace souterrain empierré d’un mètre sur deux et accessible uniquement par une trappe que le régiment a constitué après l’avoir découverte. Sûrement une cache de contrebandiers à une lointaine époque, aujourd’hui transformée en cellule. On m’y a laissé une couverture à disposition ainsi qu’un maigre repas sur lequel je me jette avidement avant de chercher le sommeil pour faire passer plus vite les heures au fond de ce trou.
Durant deux jours, je suis ainsi privé de mes camarades, et passe mes journées à assurer des corvées avant de retourner dans mon trou le soir venu. Mais l’ambiance au sein du régiment se tend peu à peu, car les Allemands se font toujours plus présents. Ils bombardent jusqu’à quatre fois par jour sur toute la ligne, font tirer leurs mitrailleuses sur nos tranchées et ont même réussi à envoyer un groupe suffisamment près de Sapigneul pour jeter des grenades dans nos positions. En tout cas, c’est ce que m’ont dit les brancardiers après avoir ramené un mitrailleur blessé de là-bas.
Mais c’est la troisième nuit que l’improbable se produit.
Alors que je somnole dans ma minuscule cellule, la trappe au-dessus de moi s’ouvre brusquement et le soldat de garde me lance en baîllant.
“Drouot ! Visite !
– À cette heure ?”
Les copains n’ont pas le droit de venir me voir, et Chassagne s’est assuré que je sois envoyé à des corvées où je ne risque pas de les croiser. Peau de vache ! Mais alors, qui voudrait me voir ? Un officier ? Dragon, peut-être ? Il a dû apprendre du sergent mon attitude, et peut-être vient-il renforcer ma peine pour faire un exemple.
Mais à ma grande surprise, c’est le visage rond de Fourrache qui se penche par l’ouverture, son chapeau melon à la main et son habituel mouchoir dans l’autre. Il m’observe comme une bête au zoo, et j’imagine que je dois en effet avoir une allure de sauvage, tout au fond de ma fosse et affreusement sale après une journée de corvées. Le journaliste se retourne pour faire un signe au garde, et j’entends ce dernier s’éloigner. Nous voici donc seuls, Fourrache et moi.
“Bonsoir Monsieur Fourrache, dis-je avec mépris alors que mon visiteur a du mal à débuter la conversation. Êtes-vous venu étudier les punitions militaires ?
– Non, non ! me répond le journaliste sur un ton désolé qui me désarme un peu. Je voulais vous parler.
– Me parler ?”
Fourrache s’assoit prudemment au bord de la trappe tout en se tamponnant le front de son mouchoir.
“Je suis venu vous dire que je vous présentais mes excuses, dit Fourrache dans un soupir plein de regrets. Cette punition, c’est à cause de moi.
– Vous excuser ? je m’étonne de cette attitude. Je ne comprends pas, c’est moi qui ai voulu vous traîner dehors. J’étais en colère.
– Une colère légitime ! m’interrompt Fourrache. J’ai commis une terrible erreur en vous distribuant ces journaux. Je savais pourtant… mais vous aviez tous l’air si impatients… “
Je me lève du fond de ma fosse, et tape sur mon uniforme pour en faire tomber un peu de la poussière et de la boue séchée qui s’y est incrusté. Fourrache ose à peine me regarder.
“Si je tiens à m’excuser, c’est parce que j’aurais dû intervenir aussitôt, reprend Fourrache. Ne pas laisser ce sergent vous punir. Vous ne le méritiez pas.
– Sans vouloir vous contredire, Monsieur Fourrache, c’est très aimable à vous mais je crois que je le méritais.
– Vous ne comprenez pas, insiste tristement le journaliste. Si je suis sur le front, c’est justement à cause de ces journaux. Parce que j’ai fait comme vous. Ho, qu’ai-je fait ?”
Il se prend la tête dans les mains et sa respiration s’accélère. Va-t-il pleurer ?
“Je ne sais rien faire de bon ! Et même ici, j’arrive à attirer des ennuis aux autres !
– Calmez-vous, Monsieur Fourrache, dis-je doucement.
– Non, non, non ! gémit-il. Moi aussi, ces journaux me soulevaient le cœur ! Vous comprenez ? C’est pour ça que je ne peux pas vous en vouloir ! Mais quelle idée stupide ai-je eu de céder et de vous les montrer…
– Monsieur Fourrache, qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Je n’ai jamais été d’accord avec ce qui était écrit là-dedans ! dit-il en me fixant, les yeux rouges. Je l’ai dit à mon rédacteur en chef ! Je lui ai dit qu’ils exagéraient, que c’était impossible que tout cela soit vrai ! Que nous devions aller voir la vérité ! Et il m’y a envoyé !”
Il commence à sangloter et je me retrouve gêner à regarder ce gros Monsieur fondre en larmes au-dessus de moi. Je balaye stupidement du regard les murs de ma cellule, pas dans l’espoir d’y trouver quelque chose à dire, mais parce que je n’ose plus regarder Fourrache.
“J’ai peur, Monsieur Drouot ! dit-il entre deux sanglots. J’ai peur d’où nous sommes ! Et quand je n’ai plus peur, je commets des fautes stupides et c’est vous qui êtes puni ! J’étais un poids pour mon supérieur à Paris, je suis un poids pour vous ici !
– Il ne faut pas dire ça, Monsieur Fourrache, dis-je un peu perdu par la tournure des événements. Mais, vous êtes sérieux ? Vous êtes venu ici parce que vous vouliez savoir ce que c’était véritablement que la guerre ?
– Non, on m’y a envoyé… je n’aurais jamais eu le courage, sinon, vous imaginez bien, dit-il alors qu’une larme tombe par la trappe et vient s’écraser entre mes pieds.
– Si cela peut vous rassurer, nous non plus on ne nous a pas demandé notre avis pour venir ici.”
Il a un léger sourire, puisque je me suis exprimé sur le ton de la plaisanterie, même si tout cela est tristement vrai. Fourrache essuie ses larmes et se calme comme il le peut.
“Nous aussi nous avons peur, vous savez.
– Oui, mais vous ne le montrez pas ! soulève le journaliste. J’en suis incapable.
– C’est parce que vous arrivez bien tard, Monsieur Fourrache, dis-je doucement. Vous auriez dû nous voir la première fois que nous avons entendu le canon gronder au loin, en Belgique. Où les têtes que nous faisions cette nuit-là, à Anderlues près de Charleroi, quand nous avons vu des cavaliers revenir des combats défaits. Je peux vous assurer que nous avons eu peur.
– Et comment avez-vous fait ? demande-t-il avec dans la voix l’espoir de découvrir un secret que je n’ai pas.
– Nous n’avons pas fait. Nous avons subi. Et puis, nous avons les officiers ou les sous-officiers qui sont là pour nous faire tenir. Et il y a tous les autres de l’escouade. Vous, ce n’est pas pareil. Aucun sergent ne vous bottera les fesses, et vous êtes un civil au milieu de militaires. Alors je comprends que ce soit plus difficile pour vous.”
Fourrache se frotte les yeux et s’appuie doucement contre le mur près de lui.
“C’est très aimable à vous, Monsieur Drouot. J’apprécie votre franchise.”
Pendant un instant, j’ai l’impression d’être plus proche de cet homme qui veut bien faire, qui est là pour réaliser ce que nous souhaitons, c’est-à-dire montrer la vérité de ce que nous vivons à l’arrière. Cet homme dont le seul tort est d’avoir peur. Qui suis-je pour lui reprocher ?
Mais sans le savoir, Fourrache brise cet instant en me posant une question à laquelle je ne peux répondre la vérité.
“Est-ce qu’il est déjà arrivé à un de vos amis de l’escouade de ne pas contrôler sa peur ? Malgré tout ?”
Pinot, bien sûr.
Mais je ne peux rien dire sur lui. Je ne dois pas attirer l’attention sur lui au risque de le mettre en danger. L’espace d’une seconde, je ne suis plus au fond de cette cache de contrebandier convertie en cellule, mais dans le bois d’Anderlues. Fourrache n’est plus là, il est remplacé par Rousseau, assis contre son arbre, les mains arrachées et le crâne ouvert qui me fixe par-delà la mort de son seul œil.
“Non.”
Ma réponse est un mensonge qui m’éloigne de Fourrache. Je ne peux pas lui dire la vérité. Il est venu la chercher, il vient de me confier avec toute sa touchante honnêteté sa peur et son souhait de dire ce qu’il se passe vraiment ici, et même si je ne voudrais que cela, l’aider et tout lui dire, je ne peux pas. Alors, j’accepte tristement ma place dans la grande mascarade que toute l’armée joue autour de Fourrache.
Je le méprisais. Et à présent, je le plains.
“Je vous remercie, Monsieur Drouot, dit-il dans un dernier reniflement. Je vais tenter de réparer tout cela et aller voir si l’on peut alléger votre punition. J’aurais dû le faire il y a deux jours, excusez-moi encore pour tout. Et merci.
– C’est moi qui vous demande de m’excuser pour tout. Et vous remercie.”
Je lui présente mes excuses pour tout ce qu’il sait et tout ce que je ne peux lui dire. Et j’en suis le premier désolé. Je le remercie pour ce qu’il fait, et n’ose lui dire que j’ai envie de lui dire merci simplement pour m’avoir appelé “Monsieur Drouot”. Cela faisait des mois que plus personne ne m’avait appelé comme l’homme que je suis, le civil, et non “Soldat Drouot”, le militaire que l’on a fait de moi.
Je suis libéré dès le lendemain matin et retrouve mes camarades avec parmi eux, Fourrache, qui n’a pas dit un mot de notre conversation de la veille.
À présent, je ne fais plus de commentaires lorsqu’il a peur. Et fais parfois signe à mes camarades d’arrêter leurs moqueries à voix basse. Les obus n’ont de cesse de pleuvoir ces derniers jours, et les Allemands ont même réussi à s’emparer d’une tranchée du côté du 28e. Depuis, tout le régiment est à son poste de combat, de jour comme de nuit. Et Fourrache est tenu encore plus à l’écart du front : le commandant a refusé de le laisser remonter à Sapigneul, fut-ce dans sa tranchée factice. Plus encore depuis que la pluie qui tombe sans cesse a fait gonfler les eaux de l’écluse, et que le canal crevé s’est mis à inonder une partie de notre réseau de tranchées. Il ne faudrait pas montrer à un journaliste le spectacle de notre armée en déroute face aux éléments.
Mais alors, que lui montrer ?
Nous sommes le 22 janvier, et Fourrache s’acclimate doucement. Il vient justement de demander au commandant s’il ne pourrait pas commencer à prendre des photos du front, à présent qu’il est un peu moins mal à l’aise.
Il va falloir trouver quelque chose à lui présenter. N’importe quoi.
Pourvu que ce ne soit pas la vérité.