23 janvier 1915 – Hermonville – Marius Quere

“Gendarmerie, tout le monde dehors !”

Le maréchal des Logis Marius Quere donne un grand coup de pied dans la porte de la maison et y entre avec ses hommes encapés de noir, le bâton à la main. À peine ont-ils pénétré dans le bâtiment qu’ils se retrouvent encerclés de soldats qui courent en tous sens pour fuir. Certains filent vers la porte de derrière, d’autres sautent par les fenêtres du rez-de-chaussée, et dans la cohue, Marius lève son bâton et l’abat sur le flanc de tous ceux qui passent à sa portée.

“C’est ça, déguerpissez, j’aurai vos noms bande de poivrots ! Qu’est-ce que vous faites aussi nombreux ici, hein ? Pillards !
– Viens aux tranchées, pour voir, planqué ! crie un soldat depuis le jardin qu’il a réussi à gagner avant de se carapater.
– Moi au moins je ne cours pas devant l’ordre et la loi, sale voleur !”

Le bâton claque une nouvelle fois, mais cette fois-ci contre l’encadrement d’une porte alors que la maison achève de se vider de ses occupants. Marius s’apprête à se retourner vers ses hommes qui tentent tant bien que mal de menotter deux fuyards qui se tortillent au sol, quand il réalise qu’il reste des gens à l’intérieur de la demeure. Des femmes. Toutes vêtues de frou-frou et de dentelle, à l’exception de l’une d’entre elle qui cachée derrière un divan aux tons pourpres, cache sa poitrine nue dans ses mains.

“Nom de Dieu les gars, souffle Marius incrédule. Je crois qu’on vient de tomber sur une maison close.
– Pas une maison close. Ma maison close, corrige une femme qui arrive d’une pièce voisine. Son maquillage trop chargé et les bijoux qui cliquettent à ses poignets ne laissent aucun doute quant à son rang dans la demeure. Madame Fernande, de Paris, dit-elle en s’inclinant pour saluer.
– Madame Fernande, “de Paris” ou pas, il va falloir déguerpir. La ligne de front n’est qu’à une paire de kilomètres d’ici, Hermonville n’est pas un lieu pour vous.
– Au contraire, Monsieur le gendarme, au contraire ! sourit Madame Fernande avant de taper dans ses mains. Les filles ! Allez chercher à boire pour ce sympathique Maréchal des Logis. Il a sûrement envie d’une boisson avant de partir.”

Les femmes derrière Madame Fernande se dispersent aussitôt qu’elle a claqué dans ses mains, profitant de cet instant pour courir se couvrir d’une cape, d’une couverture ou d’autres vêtements de crainte d’attiser le courroux du gendarme.

“Ce sera inutile, dit Marius. Si quelqu’un doit partir ici, c’est vous et vos filles. Alors retournez donc à Paris, votre place est là-bas. Et soyez heureuses que je ne vous mette pas dehors sur le champ, je vous laisse le temps de plier bagage !
– Au contraire, notre place est ici, insiste la maquerelle. Vous avez pris les hommes à Paris pour les emmener au front : il y a trop de bordels et plus assez d’hommes ! Alors qu’ici, sourit-elle, c’est tout le contraire. Nous avons fait étape à Reims pour étudier la situation, et regardez ! Hermonville est le lieu idéal ! Juste derrière la ligne, quelques commerces qui ont rouvert avec la stabilisation du front, une route de passage pour les régiments, moins d’une heure de marche du front de Cormicy où se trouvent plusieurs milliers d’hommes… et pas une concurrente à des kilomètres à la ronde ! Dites-moi encore que je ne suis pas à ma place ?”

Madame Fernande ponctue sa phrase d’un grand rire arrogant qui ne fait qu’énerver un peu plus Marius. Le gendarme se tourne vers ses hommes, qui haussent les épaules dans l’attente de ses ordres. À leurs pieds, leurs deux prisonniers ne gigotent plus et regardent Marius avec la même attention, dans l’attente de connaître le sort de la maison close.

“Vous et vos filles, vous filez, Madame Fernande, annonce enfin Marius. Nous ne sommes pas aussi tolérants qu’à Paris, ici.”

La femme éclate à nouveau d’un grand rire, et désigne d’un geste théâtral ses pieds qui ne bougent pas d’un millimètre.

“Essayez donc de me faire partir ! Ces hommes sont loin de chez eux : vous les avez déjà séparés de leurs femmes une fois en les prenant dans leurs foyers. Essayez donc de chasser les seules femmes qui leur restent et je pense que vous aurez beaucoup de problèmes, Monsieur le gendarme. Mon commerce est une nécessité ici, vous ne pouvez pas le fermer. Si j’étais vous, je prendrai le temps de la réflexion avant de vouloir me chasser.”

Elle sourit si triomphalement que Marius en exploserait de rage s’il le pouvait. Il serre son bâton si fort que le sang circule à peine au bout de ses doigts, et après avoir donné un nouveau coup dans l’encadrure de la porte près de lui, il tourne les talons, furieux.

“Allez Messieurs, on y va, ordonne-t-il. Et embarquez-moi ces deux larrons, qu’ils me donnent les noms et les numéros des unités de leurs copains tire-au-flanc.
– Et pour les filles ? demande l’un de ses hommes.
– On verra ça avec les chefs, maugrée-t-il.”

Alors qu’il passe la porte, Marius se contrôle pour ne pas retourner dans la maison remettre tout le monde au pas lorsqu’il entend la voix de Madame Fernande lui lancer :

“Et fermez la porte derrière vous : c’est une maison close, ici !”

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