2 février 1915 – Londres – Howard Harrington

 

“Devine qui va devoir prendre un nouveau rendez-vous avec son commodore préféré ?”

Howard lève des yeux surpris vers la porte de son bureau pour y découvrir son ami et collègue Rufus, la pipe aux lèvres et un dossier à la main. Le cinquantenaire sourit lorsque Howard s’enfonce dans son siège, blasé.

“Ce n’est pas vrai ! soupire Howard. Qu’est-ce que c’est encore ? Un énième de nos navires marchands qui veut une autorisation de passer le blocus anglais ? Le commodore va me coller au fond de la Tamise si je viens encore le déranger !”

Rufus s’avance tranquillement et jette le dossier sous le nez d’Howard sans perdre son sourire. Il s’assoit dans l’un des deux sièges qui font face au bureau et s’étire longuement.

“Hé bien, tu ne l’ouvres pas ? demande Rufus. Ça vaut le coup de t’apporter des cadeaux.
– Non, je vais le mettre sur la pile avec les autres, répond Howard en indiquant la montagne de dossiers et de classeurs qui recouvre toute une partie de son bureau. J’en ai assez de traiter les affaires maritimes ! L’ambassadeur ne voudrait pas donner ça à quelqu’un d’autre ?
– Allons, tu as traité une affaire, deux affaires, trois affaires… maintenant tu es le plus expérimenté de l’ambassade sur le sujet ! explique Rufus en tirant sur sa pipe. Alors pourquoi s’adresser à quelqu’un d’autre ? Allez, ouvre ce dossier, tu vas voir, il va te plaire.”

Howard se prend la tête dans les mains avant de lancer un long regard fatigué à son collègue. Rufus se contente de sourire en retour et de se pencher pour pousser le dossier en question vers Howard, qui finit par l’entrouvrir d’un air las. Il le feuillette avant de hausser les épaules.

“Hé bien ? Qu’y a-t-il de spécial ? La communauté allemande aux Etats-Unis s’est mobilisée pour faire partir un convoi de vivres vers leur patrie. En quoi ça change du reste ? demande Howard, peu convaincu. C’est même plus facile à traiter que toutes ces histoires de convois de cuivre pour alimenter les usines en Allemagne.
– Au contraire, mon ami, et c’est parce que tu ne vois pas plus loin que tu es cantonné aux affaires maritimes, déclare Rufus d’un ton docte. C’est le dossier le plus brûlant de toute ta carrière.
– Comment ça ? Howard lève un sourcil.
– Prends un peu de recul. Un convoi financé par des Allemands pour aller en Allemagne, tu crois sérieusement que les Anglais vont gentiment les laisser passer ?
– Ce sont des vivres, commente Howard, le dossier sous les yeux. Pas du matériel militaire.
– Et alors ? Le blocus anglais affame les Allemands. D’où leur besoin en vivres, explique Rufus. Et il est beaucoup plus difficile d’obtenir le soutien d’une population dans un conflit si elle en souffre quotidiennement.
– Va jusqu’au bout ? demande Howard en se redressant, attentif.
– C’est très simple. Jamais les Anglais ne laisseront passer ce bateau, fut-il sous pavillon américain. Mais comme cette fois-ci, celui-ci contient des vivres pour les civils, et non de quoi alimenter des usines militaires, c’est un excellent prétexte pour l’Allemagne pour se présenter en victime d’une injustice.
– Prétexte qu’elle va exploiter.
– Excellent, Howard ! s’exclame Rufus avec enthousiasme. Tu vois que tu comprends vite ! Et comme chacun sait que les Allemands rêvent de s’en prendre aux navires des pays neutres mais qu’ils ne peuvent pas le faire pour des raisons légales, si ce navire ne passe pas le blocus anglais, les Allemands auront un casus belli parfait pour déclarer qu’à leur tour, ils sont dans leur bon droit d’interdire à tous les navires civils, neutres ou non de ravitailler l’Angleterre. Autrement dit, ils torpilleront sans distinction. Et s’ils torpillent un navire américain… “

Howard retient une exclamation de surprise en réalisant avec effroi tout ce que cela implique.

“Alors nous risquons de rentrer en guerre, conclut Howard.
– Tu vois, quand tu veux, sourit Rufus en envoyant un rond de fumée parfait vers le plafond. C’est là que c’est tout bonnement formidablement ironique, mon ami.”

Rufus se penche en avant avec les airs d’un gourmet qui savourerait un plat exquis.

“Cela signifie que, peut-être, l’engagement de notre pays et toute la suite de cette guerre dépend de ce tout petit dossier déposé là, sous le nez de Monsieur Howard Harrington, obscur conseiller spécial à l’ambassade américaine de Londres, dont personne ne connaîtra sûrement jamais le nom. dit-il en articulant chaque syllabe avec le plus grand soin. Et tu sais ce qui est le plus amusant ? C’est que si tu veux éviter ce conflit, tu vas devoir reprendre rendez-vous avec ton ami le commodore. Et mieux encore : tu devras défendre devant lui la cause de l’Allemagne de toutes tes forces pour ne pas que nous rentrions en guerre contre elle.”

Il se recule, tire une nouvelle bouffée sur sa pipe, et sourit de plus belle.

“Délicieusement ironique, te dis-je !”

Howard, interdit, ne parvient pas à trouver la force de tourner une page de plus du dossier sous ses yeux. Il se contente de dire tout bas :

“Je hais ce métier.”

Et Rufus part d’un grand rire.

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