5 février 1915 – Cormicy – Journal d’Antoine Drouot

 

Bastien Fourrache est en route pour Paris.

Nous lui avons fait nos adieux dans la nuit et l’avons laissé repartir chargé de toutes ses notes et photographies pour retourner raconter à l’arrière ce qu’il a vu ici. Que ce soit la vérité ou non. Et nous autres allons nous aussi quitter Cormicy pour un nouveau secteur : Berry-au-Bac.

La nouvelle nous parvient le 30 janvier lorsque le caporal Launay nous fait l’honneur de sa présence parmi nous. Lui qui depuis le début de la guerre trouvait tous les prétextes pour s’absenter est devenu un véritable fantôme au sein de l’escouade, et je me demande bien comment il parvient à autant quitter son poste sans être sanctionné. J’ai un temps pensé qu’il était de mèche avec de Brie, qui lui a complètement disparu depuis l’arrivée de Fourrache, mais il semble que ce ne soit pas le cas si j’en crois ce que nous a dit le noble pour la nouvelle année. Mais Launay n’a pas l’air de s’inquiéter de ce qu’il pourrait lui arriver. Ce matin là, il descend ainsi dans notre cave en essuyant la buée sur ses lunettes, un livre dans chaque poche.

“Bonjour tout le monde, dit-il tranquillement. Y a-t-il du café ?
– Bonjour caporal, répond Weinberg occupé à moudre de quoi préparer la boisson. Il va falloir attendre un peu !
– Cela fait un moment qu’on ne vous avait pas vu.”

Jules baille son commentaire avec si peu de précautions que je crains que cela froisse le caporal ou ne fasse réagir Fourrache. Mais le journaliste est occupé à recoudre un bouton de son manteau arraché par Ducastel la veille, et Launay se contente de faire une moue fatiguée.

“J’étais demandé ailleurs. À ce sujet, je ramène les ordres.
– Il y a du neuf ? j’avoue en douter mais pose la question par politesse.
– Du neuf, ça oui ! soupire Launay. Nous quittons Cormicy et Sapigneul.”

Tous les regards éteints des soldats dans la cave s’illuminent alors que cette nouvelle bouleverse tout ce qui a été notre quotidien ces derniers mois. Alors, finie la rotation Cormicy-Sapigneul de nuit ?

“Où allons-nous ? demande Henry en déposant les rations qu’il vient d’aller chercher aux cuisines. Dites-nous que l’on part à… au… “

Henry hésite, puis se tait. Il n’y a pas de “bon coin” où aller, sur le front.

“Pas si loin : juste au Nord d’ici, à Berry-au-Bac. Le 28e va prendre nos positions pour se reposer et se faire vacciner.
– Pauv’ choux ! gémit Benoît. Toujours à se trouver la bonne planque, ceux-là !
– Attendez… comment ça, au repos ? intervient Kane. Ils considèrent que c’est tranquille ici ? Sapigneul, c’est pas vraiment de tout repos que je sache !
– Sapigneul est reposant à côté de Berry-au-Bac, explique Launay qui se donne des airs de professeur en triturant ses lunettes. Vous avez entendu l’autre nuit, l’artillerie qui gueulait pour reprendre une tranchée perdue ? Ici, ça canonne, mais les Allemands attaquent peu. Là-bas, ça ne fait pas semblant. Les gars du 28e sont épuisés.
– Alors c’est bien plus dur que Sapigneul ? tente Choiseul.
– Bien plus dur, oui, confirme le caporal. Tout ça pour vous dire que dès que Monsieur Fourrache décidera de partir, vous devrez rejoindre le régiment sur ses nouvelles positions.
– “Vous ?” dis-je, suspicieux. Vous ne venez pas avec nous, caporal ?
– Si, si… enfin, il y a de fortes chances que l’on ait besoin de moi ailleurs.”

Nous ne sommes pas encore à Berry-au-Bac qu’il a déjà prévu de se débiner. Et dire qu’il est supposé commander notre escouade ! Finalement, je préfère qu’il s’absente. On peut reprocher tout ce que l’on veut à Chassagne, mais au moins, lorsque ça barde, lui est là avec les autres.

Fourrache a suivi la conversation d’une oreille mais ne dit rien. Je suppose qu’après l’incident avec Ducastel, il préfère se faire discret, particulièrement sur tous les sujets qui ont trait au front et à ce qu’il s’y passe. Il achève donc de recoudre son bouton et attend que Launay ait fini son café pour se tourner vers nous, prudent.

“Avant de partir, je voudrais prendre des photos à l’arrière direct du front, discuter avec des civils… si personne n’y voit d’inconvénient, bien sûr, ajoute-t-il pour être sûr de ne vexer personne.
– C’est vous l’chef, répond simplement Benoît, consterné par les nouvelles de Launay.
– Oui mais, hésite Fourrache, peut-être serait-ce une bonne occasion pour vous de vous éloigner un peu de la ligne de front. J’entends par là, un peu de repos avant de repartir vers… Berry-au-Bac, c’est ça ?
– C’est ça, confirme Jules avant de sourire. Mais c’est très aimable de votre part. Où voulez-vous aller ?
– Quel est le village le plus proche qui ne soit pas sous le feu ?
– Hermonville, assure Jules. Mais pour y aller, il va nous falloir marcher.
– Ça ne me fait pas peur ! sourit Fourrache en retour. Plus maintenant.”

Un bref échange de regards entre tous les hommes de l’escouade suffit. Nous nous sommes compris : sa remarque a beau avoir quelque chose de ridicule, nous sommes d’accord sur une chose. Ce journaliste a changé. En bien.

Il nous laisse la matinée pour nous préparer et nous occuper de notre courrier. Rien de neuf dans ma famille, tout le monde semble aller bien et la moindre anecdote est bonne pour remplir le papier. Je note tout de même une certaine retenue dans les propos familiaux, car depuis que nous avons fait comprendre qu’il fallait pour un temps ne plus passer par la Poste Babylone, tout ce qui est écrit risque d’être lu. Le style de ma mère et de ma sœur en est donc impacté, car elles étalent bien moins leurs sentiments, sûrement de crainte qu’un censeur zélé n’en déduise que cela pourrait affecter notre moral. Je prends le temps de leur répondre l’essentiel. Que je vais bien, Jules aussi et que je suis toujours avec un journaliste de L’Intransigeant qui fera bientôt un article sur nous, qui sait ? Je ne leur parle ni de la photographie que Fourrache a prise mais pas encore tirée, ni de Berry-au-Bac. Je garde le secret sur la première pour les surprendre, sur le second pour ne pas les inquiéter inutilement. Je verrai bien à quoi ressemble les tranchées là-haut.

Vers 11 heures, nous nous mettons en formation de marche et quittons les maisons éventrées de Cormicy pour prendre la route qui descend jusqu’à Hermonville. La chance est avec nous, car si de lourds nuages gris nous survolent lentement, aucun ne déverse sur nous son courroux. Mais les fossés du bord de la route, eux, sont de véritables torrents boueux qui charrient pierres, morceaux de bois et ordures abandonnées par le régiment. On y croise pêle-mêle des boîtes de singe, des douilles, des ustensiles brisés… malgré ce triste décor, la marche est elle plutôt joyeuse. Il ne fait pas trop froid et quand bien même, sitôt que nous avons été hors de vue des sentinelles de Cormicy, nous nous sommes emmitouflés avec la complicité de Fourrache dans les écharpes, gilets et mitaines qui ne font pas partie de l’équipement réglementaire et que le commandant ne voulait pas voir sur nous en présence du journaliste. Mais Fourrache n’est plus l’inconnu gênant qu’il était, et c’est ainsi que nous descendons la route dans une ambiance assez agréable, où Papa, Jules et moi-même discutons de Paris avec Fourrache. Qu’est-ce que la ville me manque ! Mais plus que la ville, c’est mon foyer et mes habitudes qui me manquent. Que ne donnerais-je pas pour être à nouveau place des Tuileries un jour d’été, un verre de vin blanc devant moi ! Ce n’est que lorsque l’on a connu le manque de toutes ces choses-là que l’on réalise le bonheur qui était le nôtre.

Midi est déjà sonné depuis longtemps lorsque nous apercevons les premières sentinelles qui gardent la route d’Hermonville. Des territoriaux, éternellement relégués à cette mission ingrate, qui redressent péniblement la tête en voyant notre troupe approcher. L’un d’entre eux fait basculer le fusil de son épaule dans ses mains et nous lance d’une voix rauque :

“Halte ! Qui va-là ?
– Et qui tu veux que ce soit, pépère ? répond Jules. Des Allemands qui fêtent carnaval ?”

Un rire mesquin monte de notre groupe et le territorial vexé fait de grands mouvements avec son fusil en jurant dans sa moustache.

“C’est la procédure ! Qui va là ?
– Bastien Fourrache et son escorte, dit finalement le journaliste parmi nous en ôtant son chapeau melon pour saluer.
– Ah, Monsieur Fourrache ! couine soudain la sentinelle, mielleuse. On vous attendait.
– Ça se voit, quel accueil ! renchérit Jules.
– Il y a un repas qui vous attend au mess des officiers. La grande maison juste en face de la mairie.”

Fourrache remercie poliment le territorial mais sitôt qu’il l’a dépassé, le vieux soldat nous jette un regard plein de mépris que nous lui rendons bien. Je l’entends cracher par terre dès que nous lui avons tourné le dos.

Hermonville ne ressemble en rien à Cormicy. Si un certain nombre de maisons ainsi que l’église ont pris de mauvais coups, le village n’a rien d’une ruine. Ici, il y a de la vie. Des boutiques sont ouvertes dans laquelle des civils tentent de répondre aux demandes de tous les soldats qui se bousculent pour acheter jusqu’à la dernière de leurs marchandises. C’est un village où les troupes passent pour monter et descendre vers différentes zones du front et où l’on a installé des postes de commandement. Nous passons devant une école où une dizaine d’enfants assis sur le pas de la porte de leur classe se partagent un morceau de pain en nous regardant passer. Ils sont tellement habitués à voir des soldats circuler devant leur institution toute la journée qu’ils nous suivent à peine du regard, puis reprennent une discussion animée sur un livre d’images que l’un d’entre eux devrait bientôt recevoir. Du mouvement derrière les fenêtres d’une maison, des rideaux que l’on tire et j’imagine que l’on nous cache les jeunes filles qui vivent ici. Avec tous ces hommes loin de chez eux qui errent dans le village, nous sommes sûrement perçus comme un danger bien plus présent que les Allemands.

Dans les rues, des camions civils réquisitionnés font la queue avec les véhicules militaires pour se charger de munitions et de vivres qui partiront bientôt vers les premières lignes. Il flotte dans l’air une agréable odeur de soupe, provenant de la cuisine roulante devant la mairie qui distribue un épais breuvage jaunâtre à une troupe de tirailleurs noirs qui font la queue dans un silence de mort.

Nous escortons Fourrache jusqu’à la maison de l’autre côté de la place et nous arrêtons au pied d’un arbre qui a été décapité par un obus juste en face de la porte entrouverte du bâtiment. Fourrache se met à rougir lorsqu’il se tourne vers nous.

“Nous y voilà ! Mais je crois… enfin… il n’y a sûrement qu’un repas… dit-il en tirant son mouchoir de sa poche pour essuyer la sueur qui coule de son front après cette marche.
– On s’en doutait un peu, répond Henry. Mais on va se débrouiller, ne vous inquiétez pas.
– Bien, bien, bredouille Fourrache. Retrouvons-nous ici à 15 heures ? Je vais parler un peu avec les officiers.
– Hé bien, à tout à l’heure !”

Nous nous éloignons alors que Fourrache s’en va manger avec les gradés, et parmi nous, une question essentielle se pose :

“Où est-c’qu’on mange, Nom d’Dieu ! braille Benoît. J’ai faim !
– On pourrait faire la queue avec les tirailleurs ? propose Choiseul.
– Ben tiens ! Tu crois qu’leur cuistot va nous filer ça à l’œil ? J’poireaute pas dehors pour rien !
– Combien de temps doit-on rester ici ? demande soudain Henry.
– Sur la route, Fourrache a parlé de deux ou trois jours… rappelle Weinberg. Le temps de voir un peu tout, a-t-il dit.
– Alors je sais comment faire, sourit Henry. Quand j’étais couvreur…
– Parce que tu as aussi été couvreur ? dis-je en levant un sourcil.
– Oui, mais, allez, suivez-moi !”

Et Henry se met à guider notre escouade dans le village en tournant la tête en tous sens sans vouloir nous dire ce qu’il cherche. Nous passons un bon quart d’heure à déambuler ainsi dans Hermonville au son du ventre de Benoît qui gargouille de plus en plus fort à chaque pas, jusqu’à ce qu’enfin, au fond d’une ruelle, Henry trouve son bonheur. Une des maisons crevées du village, dont un trou dans le premier étage laisse entrevoir une chambre d’enfant aux meubles en ruines. Henry tape doucement sur la porte en fort mauvais état, et on entend un bambin se mettre à pleurer à l’intérieur. Quelques instants plus tard, une femme d’une trentaine d’années aux traits grossiers entrouvre, un nourrisson dans les bras.

“Qu’est-ce que vous voulez ? aboie-t-elle. Il n’y a rien pour vous ici !
– Allons Madame, nous avons tout simplement vu votre misère, explique calmement Henry en levant les yeux vers l’étage crevé, et nous voulions vous proposer notre aide.
– Comment ça ? s’étonne la villageoise.
– J’ai ici un charpentier, dit Henry en désignant Riou, et je suis moi-même couvreur et ramoneur. Nous pourrions vous aider à réparer ce trou dans votre toit ainsi que la chambre au-dessous. Et même faire quelque chose pour votre porte.
– Vous voulez de l’argent, c’est ça ? Je vous l’ai dit, il n’y a rien pour vous !
– Rien de tout cela ! Tout au plus, un endroit chaud où dormir et de quoi cuisiner.”

L’habitante hésite un moment, et finalement, ouvre la porte en grand.

“Mais si vous voulez quoi que ce soit, je vous préviens, je vais chercher les gendarmes !”

Henry a trouvé exactement ce qu’il cherchait : une maison qui ne soit pas encore occupée par les soldats qui stationnent à Hermonville et où il peut troquer nos services contre un peu de confort. La villageoise est méfiante, mais honnête : elle met à notre disposition la cuisine et la salle à manger pour y faire ce que nous avons à faire, et nous vend même des pommes de terre de son jardin ainsi qu’un peu de lard à un bon prix. Elle ajoute que nous serons libres d’utiliser la chambre qui était celle de son enfant pourvu que nous la réparions. C’est bien plus d’espace qu’il ne nous en faut. Mais Kane s’inquiète. Pendant que nous faisons chauffer la popote sur des fourneaux rien que pour nous, il chuchote à Henry.

“Tout de même ! Nous n’aurons pas le temps de réparer sa bicoque, à notre hôtesse !
– Que tu crois ! sourit Henry. Entre le temps que Fourrache va passer avec les officiers, les civils et compagnie, il n’aura pas besoin de plus d’une paire d’entre nous. Et puis, cela lui fera sûrement une belle photo, des soldats qui aident une civile !”

Kane siffle d’admiration pour le plan d’Henry, et nous prenons un agréable repas, chaud, ce qui est rare sur la ligne de front, dans cette petite demeure d’Hermonville. Personne ne rechigne à suivre la stratégie d’Henry, car travailler manuellement dans une maison rappelle à la plupart d’entre nous leurs foyers. Aussi, c’est Jules et moi qui nous portons volontaires pour aller retrouver Fourrache. Les autres travailleront tranquillement ici, et si Fourrache veut son escorte au complet, nous viendrons les chercher.

“C’est bien inutile ! nous confirme aimablement le journaliste lorsqu’il ressort du mess des officiers à 15 heures avec une haleine qui trahit que son repas a été bien accompagné. Je veux voir les gens, pas leur faire peur ! Une escorte réduite sera parfaite au milieu des civils. Parfaite !”

Et commence pour nous l’ennuyante mission de monter la garde devant chaque endroit où Fourrache s’arrête pour discuter. Il va rencontrer le maire, bien sûr, mais aussi le curé, les commerçants, et à chaque fois, il leur pose mille et une questions et jette ses notes dans son calepin. Puis il nous retrouve et nous l’accompagnons jusqu’à son prochain interlocuteur à qui il posera les mêmes questions : comment est-ce, de vivre si près du front ? Avez-vous peur ? Comment cela a-t-il changé votre vie quotidienne ? Qu’aimeriez-vous dire aux autres Français qui sont loin du front ? Avez-vous vu des Allemands ? Qu’en avez-vous pensé ?

Et cette litanie d’interrogations se reproduit tant et si bien que je ris comme un idiot à la porte d’une boucherie pendant que Jules mime celui qui s’endort à chaque fois que Fourrache ouvre la bouche pour dire quelque chose que nous l’avons déjà entendu dire des dizaines de fois. Le soir venu, il s’inquiète pour nous :

“Les officiers m’ont trouvé une chambre dans une auberge. Inutile de m’y escorter, ce n’est plus le front. Mais vous, savez-vous où dormir ?
– Nous avons trouvé quelque chose oui, dis-je, rassurant. Nous passons vous chercher à votre auberge demain à 9 heures ?
– Excellent ! Et pensez à m’apporter mon appareil, c’est Monsieur Weinberg qui le transportait. Inutile de vous encombrer avec le pied : je prendrai des photos rapides, de l’instantané, du vrai, quoi !”

Il a l’air si sûr de lui que lorsque nous repartons Jules l’imite :

“De l’instantané, du vrai, quoi ! Du grand journalisme, Monsieur Drouot !
– Je préfère le voir comme ça que chialant dans une tranchée, dis-je. Il a pris de l’assurance. Ce n’est pas un mauvais bougre.
– Ho, sûr que non ! Moi aussi je le préfère comme ça. Mais il me fait rire, que veux-tu !”

À cet instant précis, nous passons devant un estaminet rempli de soldats et Jules me tire par la manche en me pointant cet endroit du doigt comme si les portes du Paradis venaient de se matérialiser devant nous.

“Regarde moi-ça ! Un bistrot ! Bon sang, ça faisait un moment qu’on n’en avait plus vu un ! s’exclame Jules. Tiens, je paie mon coup !”

Et Jules pousse la porte du troquet avec enthousiasme. Nous sommes aussitôt fouettés par une vague de chaleur et une odeur de tabac presque irrespirable et nous faufilons dans la salle bondée pour tenter d’atteindre le bar à tout prix. Il nous faut écarter des territoriaux, des cyclistes, des téléphonistes et autres jusqu’à enfin pouvoir se coller au zinc derrière lequel un homme d’une soixantaine d’années à qui il manque bon nombre de dents nous jette un regard méchant.

“Qu’est-ce qu’ils veulent, les deux ?
– Du vin ! réclame Jules. Du blanc !
– J’en n’ai plus depuis des lustres mon gars ! Mais je peux te mettre du rouge.
– Tant pis, soupire Jules. Vas-y, mais pas de la piquette, hein !”

Deux verres à peine plus gros que des dés à coudre apparaissent sur le bar et le patron nous sert une dose ridicule d’un vin dont la bouteille n’augure rien de bon. Quand il donne le prix à Jules, mon ami manque de peu de s’évanouir.

“Mon vieil Antoine, on a intérêt à savourer chaque goutte de ce truc ! Ah, si on n’était pas en guerre, j’irais me faire rincer ailleurs !”

Et nous buvons ce vin à peine meilleur que celui que l’on nous sert aux tranchées en le dégustant aussi longtemps que possible malgré l’immense bousculade au milieu de laquelle nous sommes. Jules parvient malgré tout à engager la conversation par-delà les cris et les rires.

“Ça fait un moment qu’on ne s’était plus retrouvés juste tous les deux, pas vrai ? me dit-il avec nostalgie.
– C’est vrai. Et je suis désolé que ce soit autour d’un si triste verre, dis-je en levant le dé à coudre qu’on ose appeler gobelet par ici.
– Quand on reviendra, on se fera tous les cafés du faubourg ! Et quand on aura assez bu, on se traînera jusqu’aux Tuileries et on s’effondrera dans le parc comme deux poivrots ! rit Jules.
– Merveilleux programme.
– Sérieusement Antoine, reprend mon ami dont le rire s’est éteint. Tu penses souvent à l’arrière, toi ?
– Aussi souvent que toi, je pense, dois-je avouer.
– J’y pense souvent. Ma sœur me dit que l’ambiance est bizarre à Paris. Que les gens attendent les zeppelins comme un spectacle. Que les rues sont vides le soir et à peine mieux remplies la journée. Et puis, je pense à Lucien… “

Il lève les yeux vers moi et je comprends trop tard que mon silence me trahit.

“Laisse tomber Antoine. Je sais que tu me caches un truc. C’est quoi ? Le père Ledoux nous a virés ? Franchement, si c’est ça, je m’en doutais depuis longtemps.
– Jules… je n’en sais rien.
– Tu peux être sûr que c’est le cas. Au moins pour moi. Toi, il t’aime bien, mais moi, il doit être bien content de me voir parti. Je me demande ce que je ferai, ensuite.”

Il a les yeux dans le vague et n’attend pas ma réponse. D’un trait, il vide le fond de son ridicule verre et m’invite d’un signe de tête à le suivre.

“Allez, viens, les autres doivent se demander ce que l’on fait.”

La nuit est tombée depuis longtemps sur Hermonville, et personne n’ose allumer de lumières de peur d’attirer l’attention des guetteurs allemands plus au Nord. Seules quelques bougies brûlent bien à l’abri derrière d’épais rideaux, et des bruits de couverts révèlent qu’il y a de la vie derrière ces façades crayeuses fantomatiques dans la nuit. Nous retrouvons après quelques hésitations la ruelle de notre logeuse et découvrons le toit couvert de toiles de tentes assemblées. On entend le rire bruyant de Benoît depuis l’extérieur, et nous rentrons retrouver nos camarades.

Les travaux avancent bien, portés par l’enthousiasme de Riou qui n’est que trop content de travailler le bois pour construire autre chose que des tranchées, et l’aide de tous les hommes qu’il a à sa disposition ne fait qu’accélérer les choses. Notre hôtesse est un peu plus aimable que lorsque nous l’avons rencontrée, et si elle se montre toujours d’une distance prudente, elle n’en sourit pas moins à la joyeuse ambiance que font régner ces soldats qui se charrient tout en préparant le dîner. Choiseul est assoupi sur un tabouret dans un coin de la petite cuisine, et Papa regarde lui l’enfant qui se débat dans les bras se mère avec un regard bienveillant. Il finit par s’adresser à la villageoise.

“Vous savez, vous devriez manger avec nous. Ça nous ferait plaisir.
– Non, non. Je mangerai après, se défend-t-elle.
– Vous ne devriez pas toujours manger seule, insiste Papa. C’est mauvais pour le moral.
– Je fais comme cela tous les jours depuis que mon mari est parti à la guerre et je ne m’en porte pas plus mal, déclare-t-elle fièrement. Et puis, il faut bien que je m’occupe de mon fils.
– Justement Madame, allez : asseyez-vous, reposez-vous, et faites-vous servir, un peu, c’est bien le moins que l’on puisse faire pour avoir accepté notre offre. Je peux m’occuper de votre enfant.”

Elle a un geste protecteur envers son fils et se recule d’un pas. Les rires et les voix se taisent peu à peu alors que nous suivons tous la scène, suspendus à chacun des gestes de Papa.

“Allez, répète-t-il d’une voix étonnamment douce pour un homme de sa carrure. Vous savez, j’ai aussi un fils. Plus grand, bien sûr ! Mais je sais m’occuper d’un bébé.”

Personne ne bouge, pas même notre hôtesse, lorsque Papa s’avance doucement vers elle. Il lève lentement les mains, attrape les pieds de l’enfant dans les bras de sa mère, et se penche pour frotter sa moustache poivré contre. “Gouzi gouzi !” répète-t-il en chatouillant le bébé qui sourit, puis se met à gazouiller et à rire sous l’effet du jeu de Papa. Tout doucement, la villageoise ouvre ses bras à Papa pour qu’il se saisisse du garçon. Papa l’attrape avec des gestes sûrs et le berce en continuant à jouer avec lui et à lui chatouiller le ventre, les pieds, le cou…

Notre hôtesse se laisse tomber sur un tabouret, soulagée. Cela fait sûrement des mois à présent qu’elle a dû s’occuper de son enfant seul. Et voilà que sortant de nulle part, cet énorme soldat aux tempes grisonnantes apparaît et s’occupe de son fils avec un plaisir non feint. Nous regardons Papa faire, et à cet instant, Papa n’est plus le soldat des tranchées que nous connaissons, mais un papa qui a dans le regard toute cette bienveillance pour un enfant que seul un père peut avoir. La maison ne bruisse plus que du son du repas qui chauffe doucement et du rire de cet enfant qui joue avec cet inconnu.

La soirée est excellente. Il fait bon, nous mangeons chaud, et on n’entend qu’à peine le canon qui gronde au loin. Le bébé s’est finalement endormi dans les bras de Papa qui lui chante des chansons si bas qu’il est impossible de les entendre. Notre hôtesse reste avec nous et pour nous remercier, va même tirer d’une cachette une bouteille de vin qu’elle partage avec nous.

“Alors comme ça, vous venez de Cormicy ? demande-t-elle en resservant Pinot qui dans un coin, reste muet devant son verre vide. Comment est-ce, là-haut ?
– Compliqué, Madame. Mais vivable pour peu que l’on aime les caves, explique Weinberg.
– J’imagine, oui. Ici, on voit surtout les voitures descendre avec les blessés.
– Madame, intervient Kane, puis-je vous demander dans quel régiment est votre mari ?
– Le 113e d’infanterie. S’il y est encore.”

Nous nous taisons. Et Kane s’enfonce dans sa chaise. Notre hôtesse se ressert un verre de vin.

“Cela fera bientôt deux mois qu’il n’a plus écrit. Peut-être prisonnier. Peut-être disparu. Tant que le doute subsiste, je peux encore me dire que je ne suis pas veuve, dit-elle calmement. Et qu’il a encore un père, ajoute-t-elle en regardant en direction de l’enfant qui dort paisiblement dans les bras de Papa. Pardonnez-moi, je suis fatiguée. Je vais me retirer, vous connaissez la maison.”

Elle retire avec toute la douceur d’une mère le bébé des bras de Papa, et notre camarade paraît complètement perdu une fois qu’il n’a plus cet enfant contre lui. Personne n’ose se moquer. Au contraire, tout cela nous inspire un profond respect pour Papa. Nous rangeons silencieusement la vaisselle de notre repas et nous répartissons les couchages dans la maison. Cette nuit-là, je rêve que quelqu’un me tient dans ses bras.

“Ah, mon appareil photo !”

Fourrache est tout sourire le lendemain lorsque Jules et moi lui apportons son précieux outil de travail. Nous suivons le journaliste dans tout le village alors qu’il prend des photos aussi bien des demeures endommagées que des intactes et qu’il surprend parfois une scène de vie. Un homme coupant du bois dans son petit jardin, une troupe de fantassins qui marchent au pas devant la mairie, une famille qui installe un étal de friandises faites maison à acheter sur la route où passent les convois…

Le curé que Fourrache avait questionné la veille lui propose de photographier l’intérieur de son église pour voir aussi bien les décorations que les restes des vitraux brisés par les obus. Tout le village se prête au jeu des photographies, à part un gendarme qui refuse de laisser approcher le journaliste d’un établissement sur lequel est peint en grandes lettres fraîches “Chez Fernande”. Fourrache décide donc de poursuivre ses prises de vue ailleurs, mais au détour d’une ruelle qu’il vient de saisir sur pellicule, une voix monte de derrière nous.

“Excusez-moi, Monsieur ? Monsieur, avec le chapeau melon ?”

Fourrache se retourne brusquement et nous avec pour faire face à quelqu’un que je ne pensais sûrement pas croiser ici :

De Brie.

Le noble à l’uniforme aussi débraillé qu’à son habitude fronce les sourcils en m’apercevant aux côtés du journaliste, et il marche tranquillement jusqu’à nous. J’aperçois derrière lui un petit groupe de soldats qui observent la scène depuis l’entrée de la ruelle que nous venions de photographier, et tout près d’eux, un officier qui s’éloigne en se retournant vers nous nerveusement.

“Monsieur, puis-je savoir ce que vous faites ici ? demande calmement de Brie en tirant sur sa cigarette.
– Hé bien, s’étonne Fourrache, je travaille pour L’Intransi
– J’entends bien, vous êtes sûrement un homme très occupé, mais voyez-vous, moi aussi, alors venons-en au fait : j’aimerais que vous me donniez le film de votre appareil photo.”
– Pardon ? Mais, certainement pas, c’est mon outil de travail !”

Fourrache commence à suer et j’ouvre la bouche pour m’adresser à de Brie quand il tend un doigt vers moi en me faisant signe de me taire.

“Vous, Messieurs, j’ignore qui vous êtes, dit-il pour me faire comprendre que je ferais bien de ne rien dire des liens qui nous unissent, mais l’affaire est entre moi et ce Monsieur.
– Écoutez, reprend Fourrache, je ne comprends pas…
– J’étais dans la ruelle là-bas avec un ami lorsque vous avez pris votre photo et nous ne souhaitons pas apparaître dans la presse, voilà tout, explique de Brie.
– Si ce n’est que ça, je n’utiliserai pas le cliché.
– Je me dois d’insister, hélas : je souhaite le film.
– C’est que… balbutie Fourrache qui panique peu à peu.
– Le film, insiste-t-il la main tendue.
– Je… “

Fourrache est à présent si rouge que même la cigarette du noble ne l’égale pas quand il tire dessus. Le journaliste a déjà été assez maltraité ici pour que de Brie ne vienne pas rajouter une de ses excentricités à ce grand bazar. Je m’interpose entre lui et Fourrache, et de Brie me jette un regard contrarié.

“Ce journaliste a l’autorisation directe du colonel, soldat.
– Ah oui, “soldat” ? répond de Brie en appuyant avec mépris ce titre.
– Si vous ne souhaitez pas apparaître dans la presse, Monsieur Fourrache vient de vous dire qu’il n’en ferait rien Contentez-vous de cela.”

La lueur dans les yeux de de Brie s’éteint et il a bref rire.

“Très bien, très bien, “soldat”, si vous le dites !”

Et de Brie repart lentement vers la ruelle où les autres soldats l’attendent sans un mot de plus. Fourrache s’indigne un petit moment de cette curieuse rencontre, et Jules et moi le rassurons en lui assurant que ce n’est rien. Nous passons une journée de plus à Hermonville, où nous profitons du confort de la maison qui nous est ouverte, avant que Fourrache n’exprime souhaiter passer une journée à Reims avant de repartir. Un capitaine d’Hermonville lui fait prêter une voiture avec chauffeur, et cette fois-ci, si seuls Jules et moi accompagnons le journaliste dans la cité des sacres, c’est parce qu’il n’y a guère la place de faire autrement dans le véhicule. Fourrache prend des photos de l’extérieur de la cathédrale dont on lui refuse l’accès de peur qu’elle ne s’effondre, discute avec quelques officiels puis repart pour Hermonville en début de soirée. Nous y passons une dernière nuit, et lorsque nous repartons le lendemain pour remonter à pied jusqu’à Cormicy, nous laissons derrière nous une demeure au toit réparé, à la porte impeccable et aux réserves de vin un peu plus basses qu’auparavant. La maîtresse des lieux remet une dernière bouteille de vin à Papa et il est le seul qui a le droit à la bise avant que nous ne repartions.

La route du retour n’est pas aussi joyeuse que celle de l’aller, car le son du canon et des fusils se rapproche plus nous montons la route vers le Nord, mais nous sommes tout de même heureux de ces quelques jours passés à Hermonville. Le seul grand débat qui anime nos rangs est si, oui ou non, Jules n’a pas rêvé et a bien vu une lanterne rouge briller un soir devant la fameuse bâtisse “Chez Fernande”. Une maison close, ici ? Voilà de quoi alimenter toutes nos conversations jusqu’à Cormicy.

Fourrache prend encore un peu de temps pour regrouper ses affaires, saluer les officiers et préparer son départ, qui est arrêté pour le soir du 5 février. Mais le temps de sortir la voiture du journaliste de la carrière où elle était dissimulée et de la descendre sur les chemins boueux où elle n’a de cesse de s’embourber, malgré les efforts de toute une section, il est près de minuit lorsque Fourrache est prêt à partir. À chacun d’entre nous, il serre la main et nous remercie pour nos services. Il nous appelle “Monsieur” et nous remet, à tous, une enveloppe : il n’avait que peu de temps avant de devoir repartir, aussi n’a-t-il pu développer qu’une seule pellicule dans notre cave transformée en chambre noire le temps d’un tirage. Et il a choisi de tirer nos portraits.

“Merci pour tout Monsieur Drouot, me dit-il alors que je lui ouvre la portière de sa voiture qui l’attend à la sortie du village.
– Merci à vous Monsieur Fourrache.
– J’insiste, sourit-il. J’ai appris beaucoup de choses ici. Y compris sur moi. Et grâce à vous.
– Je peux tout de même vous présenter encore une fois mes excuses ? dis-je un peu gêné ?
– Inutile. C’est plutôt à moi de vous souhaiter bon courage.
– Merci Monsieur Fourrache. Et bonne route à vous.”

Il me serre une dernière fois la main et referme la portière sur lui. Jules vérifie les plaques fixées sur les phares à l’avant de la voiture pour éviter qu’ils ne soient repérables de loin et fait un clin d’œil au territorial rougeaud qui sert de conducteur et jure sans fin en nous regardant tous. Enfin, la voiture s’élance et s’éloigne sur la route qui descend vers Hermonville.

J’aperçois la main gantée de Fourrache qui passe une dernière fois par la fenêtre pour nous saluer, puis le véhicule disparaît dans un virage et on n’entend plus que le moteur qui s’éloigne dans la nuit.

Nous sommes tous retournés dans notre cave pour contempler nos photos et en rire. Je déteste le sourire que je fais sur la mienne. Mais après tout, qu’ai-je de mieux à envoyer à l’arrière ? L’important n’est finalement pas tant mon sourire que celui qu’il procurera, je l’espère, à ma famille.

J’ai rangé la photo pour écrire mon carnet avant d’aller essayer de trouver un peu de repos.

Car demain, je quitte Cormicy.

Je monte au combat à Berry-au-Bac.

 

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