12 février 1915 – Berry-au-Bac – Journal d’Antoine Drouot

Nous sommes un peu plus près de l’enfer.

Depuis des mois, nous ne bougions plus. Cormicy pour se reposer, Sapigneul pour tenir la ligne. Mais qui aurait pu croire que nous viendrions un jour à regretter Sapigneul, ses bombardements et ses échanges de coups de feu la nuit ? Car notre nouveau secteur, Berry-au-Bac, n’a beau se trouver qu’à quelques kilomètres au Nord de Cormicy, il n’a rien à voir. Jusqu’ici, c’était le 28e qui le tenait, et plus personne n’ose plaisanter à leur sujet à présent. Comment ont-ils pu tenir ici aussi longtemps ?

Le moral n’est guère au beau fixe depuis que nous sommes arrivés. Et la mort de Fourrache n’a rien aidé.

Nous l’apprenons le 6 février au matin. Nous sommes encore assoupis, roulés dans nos couvertures au fond de notre familière cave de Cormicy, à profiter de nos derniers instants de calme avant de monter vers Berry-au-Bac, lorsque nous entendons des cris qui se rapprochent.

“Les gars ! Oh, les gars, debout !”

Un soldat à vélo remonte la grande rue du village en appelant d’une voix qui ne ressemble guère au ton paniqué ou au contraire autoritaire que l’on emploie en cas d’alerte. Des têtes apparaissent peu à peu à la sortie des souterrains ou aux fenêtres brisées des maisons du village, alors que tout le monde essaie de savoir qui est cet emmerdeur qui braille ainsi si tôt le matin. Dans notre escouade, c’est Riou qui se lève et drapé dans sa couverture, lance un fameux juron breton par un soupirail avant de lancer en français :

“Tu ne voudrais pas la fermer, non ? Pour une fois que ça ne bombarde pas, il faut que tu viennes gueuler !
– T’as intérêt à avoir une bonne raison, rajoute un soldat depuis la cave de l’autre côté de la rue, parce que sinon, j’ai mon Lebel juste à côté de moi et ton cul bien en vue !
– Venez voir les gars ! insiste le soldat. Il y a une voiture qui s’est faite cartonner cette nuit !”

Toute l’escouade ouvre grand les yeux et après une seconde de flottement, bondit pour se précipiter hors de la cave. Le cycliste à l’uniforme trempé de sueur au milieu de la rue nous regarde avec satisfaction, trop heureux que quelqu’un réagisse enfin à ses appels.

“Où as-tu vu cette voiture ? demande Jules, inquiet.
– Juste en bas, sur la route d’Hermonville ! Ah, mon vieux, ils ne l’ont pas ratée ! Je montais porter un message, et juste sur le bord de la route, une bagnole ! Enfin, les restes d’une bagnole ! Et comme elle n’était pas là hier, je me dis…”

Nous ne l’écoutons déjà plus : tout le monde est redescendu dans la cave enfiler sa capote et attraper son fusil et nous filons à toutes jambes sur la route d’Hermonville en priant pour que ce soit une erreur, une coïncidence, n’importe quoi ou même n’importe qui, aussi horrible que cela puisse sonner, pourvu que ce ne soit pas Fourrache.

“C’est vrai que ça a bombardé hier soir, admet Weinberg en courant à côté de moi. Mais trop tard, non ? Fourrache devait déjà avoir dépassé Hermonville quand c’est arrivé. C’est peut-être quelqu’un d’autre.”

Et chacun d’avoir sa propre théorie quant à ce qu’il aurait pu se passer et qui permettrait à Fourrache d’être ce matin à la même heure en train d’achever la route vers Paris, ou de dormir paisiblement dans un relais sur le chemin.

Nous descendons au milieu des arbres qui bordent la route et remarquons que certains d’entre eux ont été fraîchement décapités par des obus. Et puis soudain, la rangée d’arbres s’arrête pour laisser place à un espace découvert où nous apercevons les restes d’une voiture en bordure d’un champ.

“Merde, souffle Jules. C’est la sienne.”

Nous parcourons les derniers mètres silencieusement, et plus nous approchons, plus les détails du massacre se dessinent. D’abord, ce sont les morceaux d’obus qui criblent toute la zone autour de la voiture. Ils brillent dans la lumière du matin et donnent l’impression que tout le champ scintille. Quelques cratères révèlent que les Allemands n’ont pas tiré que du fusant.

Jules tire un coup de fusil en l’air et une nuée de corbeau s’élève en croassant de l’épave du véhicule.

Un obus a dû souffler la voiture pour la projeter plein Nord. Tout le poste du conducteur a été arraché et le capot de la voiture n’est plus qu’une plaque de tôle distordue qui claque au vent. Le moteur est troué en tous points, et il manque une roue à l’avant. Une forme pourpre est couchée sur le volant et on peine à reconnaître un être humain dans la masse de chair qui se trouve là. Weinberg se recule dans une expression de dégoût alors que nous autres tournons lentement autour de la voiture pour nous approcher de ce qu’il reste de Fourrache.

La partie arrière n’a plus de toit et une portière a sauté, mais sur la banquette en lambeaux on peut encore reconnaître le corps replet de Fourrache, criblé d’éclats en tous sens, et dont la tête défigurée regarde encore vers le ciel. Ses valises sont dispersées tout autour de la voiture et laissent filer des papiers et journaux que le vent faire virevolter dans le champ. Une malle de vêtements repose sur les bords d’un cratère, et il n’en reste que la moitié, l’autre ayant probablement été désintégrée par l’obus qui est tombé là. Je regarde le corps de cet homme si naïf qui avait tant peur de la guerre étendu devant moi, et je sens la nausée monter. 

“Écartez-vous ! Ne touchez à rien !”

Un jeune lieutenant remonte la route depuis Hermonville au pas de gymnastique avec une dizaine de territoriaux derrière lui qui peinent à le suivre. Il tire son sabre et nous fait de grands gestes avec pour nous forcer à nous éloigner. L’escouade obéit lentement mais silencieusement, endeuillée par la perte de ce civil que nous avions détesté dès son arrivée avant d’apprendre à le connaître. Il avait passé un mois avec nous et devait rentrer chez lui. Ce qui me tord les tripes, c’est cette impression terrible que la guerre ne laisse personne repartir. Ceux qui viennent y resteront. Tous.

“Qu’est-ce que vous faites là soldats ? demande le lieutenant en replaçant son sabre dans son fourreau. Vous n’avez rien pris, j’espère !
– Nous étions l’escouade qui escortait ce Monsieur jusqu’à hier, dis-je. Nous ne sommes pas là pour voler.
– Tant mieux ! reprend le lieutenant. Nous allons nous occuper de la suite.
– Y a quoi encore à faire ? demande Benoît en haussant les épaules.
– Récupérer toutes ces affaires pour les familles. Et rajouter deux croix de bois au bord de la route jusqu’à ce que quelqu’un vienne chercher les corps..”

L’officier adresse un signe aux territoriaux et ils s’avancent dans le champ pour ramasser les papiers que les valises éventrées continuent de vomir et regrouper les autres affaires tombées de la voiture de Fourrache. Au loin, une autre troupe de soldats qui était partie peu après nous de Cormicy pour nous suivre apparaît sur la route et le lieutenant maugrée.

“C’est pas vrai ! Bon, nous dit-il, vous, retournez à votre poste. Et emmenez-moi ces zigues avec vous !”

Nous sommes ainsi congédiés et renvoyés vers Cormicy sans pouvoir nous attarder auprès de la dépouille de celui qui fut notre invité. Chacun se retourne pour jeter un dernier regard à l’épave et aux corps qu’elle abrite, avant de repartir silencieusement vers le Nord. La troupe qui descendait la route n’ose plus s’avancer depuis qu’elle a vu qu’un officier attendait les curieux de pied ferme. Ils font demi-tour et marchent à nos côtés alors que nous repartons vers le village.

“Alors ? demande un grand type maigrelet dans leurs rangs. Qui c’est ? Un officier ? Un civil ?
– Un journaliste, répond Jules. Notre journaliste.
– Ah. Merde.”

Des murmures parcourent les rangs autour de nous. Il n’y a pas besoin de tendre l’oreille pour savoir ce qu’il se dit : alors, celui que l’on devait protéger est mort ? Va-t-on être accusés ? En tout cas, il va sûrement y avoir des sanctions, car un journaliste, tout de même… le commandement ne peut pas rester les bras ballants. Il faut montrer qu’on ne plaisante pas avec cela quand bien même nous n’y sommes pour rien. Et les murmures se transforment en conversations agitées, qui elles-mêmes s’achèvent en paris sur notre futur sort.

Nous regagnons Cormicy tristement et brièvement, car non seulement nous avons ordre de rejoindre Berry-au-Bac, mais nous n’avons guère envie d’attendre ici qu’un officier ne vienne nous demander des explications quant à la mort de Fourrache, quand bien même nous n’y sommes pour rien. Il n’était plus sous notre protection, mais il faut toujours des coupables, n’est-ce pas ?

L’escouade s’engage sur la route qui part vers le Nord de Cormicy, et tout le long du chemin, des soldats du 28e au repos dans le village nous regardent passer avec un air sombre. De temps à autres, l’un d’entre eux nous lance “Bonne chance, les gars !” avant de s’en retourner à ses affaires, mais cela n’augure rien de bon. À la sortie du village, une sentinelle nous arrête et avec des gestes vagues vers l’horizon, nous décrit la route à suivre.

“Berry-au-Bac ? C’est tout droit, ce n’est pas bien difficile, nous explique le soldat tout blond au long nez. Passez par la gauche de la route, dans les champs.
– Les champs ? Ils sont boueux, les champs ! râle Benoît.
– Tu préfères peut-être que les Allemands te voient sur la route ? Si tu veux aller à Berry de jour, c’est le seul chemin. Sinon, il faut aller jusqu’à Sapigneul, reprendre les tranchées de liaison et tout remonter. Mais je ne suis pas sûr qu’on vous laisse vous promener comme ça, commente le soldat. Alors vous suivez la route par les champs, plein Nord, vous restez dispersés et tout devrait bien se passer. Ah, ajoute-t-il soudain, et surtout : bonne chance.”

Nous ne répondons pas. Qu’y aurait-il à dire ? Nous avançons de quelques mètres sur la route et puis suivons les conseils que l’on vient de nous donner en nous avançant dans les champs gorgés d’eau. C’est un immense marécage d’eau glacée dans lequel nos pieds s’enfoncent souvent jusqu’au mollet. Et pourtant, il nous faut avancer avec notre barda sur le dos et notre fusil à l’épaule.

“Ah, c’est dégueulasse, gémit Kane. J’ai l’impression qu’un vieux poisson me suce les pieds !
– Te plains pas, le contredit Henry enfoncé jusqu’aux genoux. Toi au moins, tu es grand !
– Hé, j’te file un gilet d’sauvetage ?
– Ta gueule Benoît ! grogne Henry en avançant tant bien que mal.”

Choiseul et Papa guident la marche, à croire que leur lourde carrure leur permet d’ouvrir la terre devant eux plus facilement. Benoît n’a de cesse de se plaindre qu’il fait froid, que c’est long, que sa blessure le tiraille, mais personne ne lui demande d’arrêter. Depuis le temps, entendre Benoît se plaindre est devenu une véritable berceuse. Seul Weinberg commet l’erreur de s’arrêter pour se retourner et contempler Cormicy qui a bien rétréci derrière nous. Il prend le temps de souffler et demande :

“On vient de parcourir combien, là ? Un kilomètre ? Un kilomètre et demi ?
– Cinq cent mètres, pas plus, rectifie Choiseul.
– C’est pas vrai, marmonne Jules avant de continuer la marche en avant.”

Nous mettons presque deux heures simplement pour arriver en vue de Berry-au-Bac.

Et quelle vue.

Il n’y a pas de village face à nous. Seulement des ruines crayeuses posées au milieu d’une étendue brune et boueuse dans lesquelles on peut apercevoir des tranchées qui zigzaguent et s’entrecroisent comme un énorme filet. Des ponts jetés au-dessus d’un cours d’eau sont sous le feu au moment où nous regardons ce champ de bataille, et d’énormes geysers jaillissent à chaque fois qu’un obus tombe dans l’eau.

“Pinot ! appelle Weinberg. Viens voir !”

Le soldat s’avance sans un mot jusqu’à notre orfèvre, qui lui désigne du doigt cette rivière, gonflée par les pluies, qui brille dans la lumière et se soulève à chaque coup quelle reçoit.

“C’est l’Aisne, dit Weinberg. Nous quittons la Marne et la Champagne. Encore quelques mètres et nous serons en Picardie !
– Bah, qu’est c’qu’on s’en fout ? commente Benoît en buvant à sa gourde. C’est l’même merdier !
– Je ne sais pas, soupire Weinberg, mais qu’y a-t-il de mal à s’instruire ?”

L’escouade se remet lentement en marche alors que nous savons désormais que nous devons être bien en vue des observateurs allemands. Mais probablement trop occupés à tirer sur les ponts, ils ne prennent pas la peine d’ouvrir le feu vers notre groupe et dès que nous sommes assez près du secteur de Berry-au-Bac, nous guettons une tranchée dans laquelle sauter pour progresser à l’abri. Henry part en avant et repère dans cette zone qui nous est encore inconnue un boyau qui serpente le long de la route et dans lequel nous nous jetons aussi vite que possible. Dès que nous y sommes, force est de constater que nos jambes sont devenues des piliers de boue qu’il nous faut gratter à la baïonnette pour nous alléger et reprendre un semblant d’apparence décente.

“Ce n’est pas vraiment le moment d’avoir une inspection, dit Jules en faisant tomber d’énormes morceaux collés à ses cuisses. On va avoir l’air de clochards pour un petit moment !”

Dès que le dernier d’entre nous a fini de faire un minimum de nettoyage, nous remontons le boyau et rencontrons les premiers soldats du secteur, le chiffre “24” brodé sur leurs uniformes. Nous sommes parmi les nôtres. Il est près de midi et cette escouade que nous rencontrons est en plein repas alors que les obus ont enfin cessé de pleuvoir sur le village.

“Ben alors les gars, d’où vous venez ? demande un sergent occupé à se couper un morceau de fromage. De la route ? Non ! Pas en plein jour ?
– On vient de Cormicy à travers champs, dit Jules. On doit rejoindre notre compagnie.
– C’est laquelle, votre compagnie ?
– Celle du capitaine Dragon. Vous savez où il est ?
– Ah, oui ! confirme le sergent. Je l’ai vu tout à l’heure près de Moscou.
– Dis-donc sergent, tu te moquerais pas un peu de nous ? demande Papa.
– Quoi ?
– Moscou ! On n’est pas chez les Russes ici !
– Vous ne connaissez pas Moscou ? demande le sergent avec un véritable étonnement. Vous ne connaissez pas le secteur ?
– On vient d’arriver, on te dit ! s’énerve Kane. Et puis, même toi, tu ne dois pas le connaître depuis longtemps, sergent ! Le régiment a relevé le 28e il y a quelques jours seulement, pas la peine de jouer le vieux de la vieille !”

Le sergent mâche son morceau de fromage sans quitter Kane des yeux, et finit par soigneusement poser le tout sur sa toile de tente dépliée comme une nappe de pique-nique près de lui. Il prend sa baïonnette et trace dans la paroi du boyau un plan grossier.

“Toute la zone là, c’est Berry-au-Bac, explique-t-il. Et là, un petit peu plus au Sud-Est, c’est Sapigneul, que vous connaissez bien si vous êtes du 24e. Grosso modo, poursuit-il doctement, Berry accueille deux bataillons à la fois. l’un sur Berry-Nord, l’autre sur Berry-Est. Si je ne me trompe pas, votre compagnie est affectée à Berry-Est. Oui mais voilà, Berry, c’est un sacré bordel !
– Comme c’est étonnant, soupire Jules.
– Le 28e a donc donné de petits noms à ses tranchées et sites clés pour s’y retrouver.
– Je savais bien qu’c’était qu’une bande de poètes, grogne Benoît.
– Nous avons donc ici au Sud du village, poursuit le sergent en faisant fi des commentaires, la zone dite “Moscou”. Probablement parce qu’elle est balayée par le vent et qu’il y fait diablement froid. Au Nord, vous avez la tranchée de l’autobus, à cause de l’épave qui s’y trouve, par là-haut la tranchée du choléra…
– Ça fait envie, commente Jules.
– Bref, ne vous inquiétez pas, le 28e a suspendu des panneaux ici ou là, vous devriez vous y retrouver, rassure le sergent. Faites juste attention : ici la nuit, ça remue. Dès que le soleil se couche, tout le monde envoie des patrouilles, et souvent, on croise des Allemands qui rôdent dans les ruines de l’ancienne cimenterie. Alors ouvrez l’œil.
– Et pour notre compagnie ? dis-je pour recentrer le sujet.
– Moscou, dans ce coin-là. Suivez le boyau, montez, et vous devriez tomber sur des gars de chez vous.
– Merci sergent.”

Nous traversons donc ce boyau puis remontons les autres au milieu des soldats qui prennent leur repas en nous regardant passer avec des yeux vides. Nous passons devant des trous aménagés dans la paroi où des officiers tapent leurs rapports ou des entrées de casemate d’où nous parviennent des odeurs de nourriture, de tabac et de café. Nous découvrons un premier panneau “Moscou” mal peint puis un second, et suivons les flèches aux multiples embranchements du réseau de tranchées jusqu’à arriver à un croisement où plus rien n’est indiqué.

“Ah, bravo ! grogne Riou. Belles indications !”

Mais une voix monte soudain loin devant nous :

“Au turbin, bande de salopards ! Je vous y prendrais, moi, mes oiseaux !”

“Chassagne !” nous exclamons-nous tous en chœur. Nous nous engageons dans la tranchée qui va en direction de ses aboiements pour enfin le trouver, penché sur l’entrée d’un abri, à brailler sur les soldats à l’intérieur. Dès qu’il nous aperçoit, il se tourne vers nous et sourit sous sa moustache.

“Vous voilà, vous ! Tire-au-flanc ! Branlotins ! Alors mes agneaux, fini de vous faire chouchouter avec votre copain journaliste ? Il vous enverra peut-être des douceurs de Paris !
– Il est mort, sergent.”

C’est l’une des rares fois où Chassagne est véritablement pris de court. Il s’arrête net et se frotte le menton, perplexe.

“Mort…  comment ?
– L’artillerie sergent. Sur la route de chez lui, dis-je tristement.
– Bon. Vous allez commencer par vous installer. Moi, je vais avertir le capitaine.”

Et de là, Chassagne nous quitte pour ne pas reparaître.

Nous retrouvons les visages connus des hommes de notre compagnie, dispersés dans les tranchées du secteur Est de Berry-au-Bac. Et peu après notre arrivée, les obus se remettent à tomber. Si on en croit ce qu’il se dit ici, il est rare qu’il se passe plus de trois heures, même la nuit, sans que les Allemands ne nous bombardent. Mais nos batteries ont dû être ravitaillées car ici, elles manquent rarement de répondre et de faire pleuvoir les obus sur les positions ennemies au Nord du village.

“On entend des Boches dans les ruines toutes les nuits, nous raconte une sentinelle. Et dès qu’on envoie une patrouille, ils s’évanouissent comme des fantômes. Tout au mieux, on a réussi à abattre un de leurs gars cette nuit. Il inspectait nos fils de fer.”

Si l’on risque sa tête par-dessus le parapet, on peut en effet apercevoir le cadavre distordu de ce qui doit être un officier dans les barbelés. Sa casquette est tombée un peu plus bas mais s’est elle aussi accrochée au fil de fer, et on pourrait croire qu’il s’agit d’un montage tant ce cadavre en suspension ressemble à une mise en scène. On peut encore lire le mouvement du mort dans ses membres écorchés par les pointes de fer.

“Vous allez voir, c’est à vous faire regretter Sapigneul… conclut gravement la sentinelle.”

En tout cas, elle n’a rien exagéré : nous n’en sommes encore qu’à nous installer dans un abri que nous partageons avec une autre escouade de la compagnie que l’on nous bombarde. Du canon de 77, mais aussi du 105 plus lourd dont un obus peut faire s’écrouler un abri souterrain mal renforcé. Alors nous vérifions fébrilement l’état des étais pour nous assurer de ne pas finir ensevelis suite à un mauvais tir. Les éclats d’obus blessent légèrement plusieurs hommes, et on les entend partir en courant et en jurant vers l’infirmerie installée tout au Sud du village, le plus loin possible des tranchées de première ligne. Et s’il y a besoin d’un chirurgien, il faut attendre qu’une ambulance ne monte d’Hermonville pour y ramener les blessés en profitant de la nuit.

Dès notre première nuit, je retrouve une tension que je n’avais plus sentie depuis longtemps : l’ennemi n’est plus dans ses positions à nous couvrir d’obus et nous tirer dessus si nous nous risquons hors de nos tranchées. Ici, c’est une véritable histoire comme celles que l’on raconte aux enfants pour les effrayer. De jour, le village est une ruine déserte. Mais la nuit, il renaît et les vivants se remettent à errer dans les rues pour donner la mort à ceux qu’ils croiseront.

Lorsque le soleil se couche, un sergent du bataillon se faufile dans le boyau où notre escouade s’est installée et annonce à voix basse :

“Il me faut encore deux volontaires pour une patrouille. Qui en est ?”

Personne ne répond, et le lieutenant se frotte le nez dans une moue ennuyée.

“Hé bien tant pis, je désigne. Toi, dit-il en pointant Jules du doigt et toi, ajoute-t-il à mon attention, vous venez avec moi.
– Oui mon lieutenant.

– Pas de sac, pas de matériel inutile. Votre fusil, votre baïonnette, des cartouches et des pansements. Ce sera bien suffisant.”

Jules et moi qui discutions l’un à côté de l’autre nous levons donc et allons prendre les affaires que l’on nous a demandées. Puis nous suivons le lieutenant sous le regard compatissant de nos camarades qui n’osent dire un mot. Nous sommes affectés à un groupe où cinq autres hommes attendent déjà, et dès que le soleil est assez bas, nous sortons de la tranchée pour filer nous abriter derrière les ruines du mur de ce qui fut autrefois une maison. Nous y attendons de longues minutes pour nous assurer qu’aucun guetteur ne nous a vus, puis nous remontons une ancienne rue ravagée par les obus en nous arrêtant derrière chaque obstacle, à l’affût du moindre son. Enfin, le lieutenant nous fait nous arrêter devant une cave au-dessus de laquelle il n’y a plus rien, et nous montre du doigt le cadavre de l’Allemand, suspendu dans ses fils de fer comme une marionnette à une trentaine de mètres devant nous.

“Nous y voilà, chuchote-t-il. Ceux d’en face vont sûrement vouloir venir décrocher leur copain, alors on va les attendre. Ne tirez que si vous le devez absolument : nous sommes là pour faire des prisonniers, alors à mon signal, vous les braquez mais ne tirez pas !”

Il attend que nous hochions la tête pour approuver, puis nous guide jusqu’à plusieurs trous d’obus tout autour du corps d’où nous nous mettons en position. Si l’on regarde vers le Sud, on peut apercevoir la tranchée d’où la sentinelle nous avait montré le cadavre, et où des copains doivent nous regarder progresser en ce moment même. Jules et moi glissons au fond d’un trou avec nos fusils et nous retrouvons avec les pieds dans une flaque d’eau glaciale. Il nous faut nous coller à la paroi dans une position inconfortable pour avoir les pieds à peu près au sec, et nous ne laissons dépasser nos tête que le temps de regarder où le lieutenant est parti s’installer, un autre trou d’obus légèrement sur notre droite. Tout notre petit groupe s’installe donc en embuscade, et commence la longue attente, dans ce cratère humide avec Jules près de moi qui guette régulièrement s’il voit quelque chose bouger.

“Tu parles d’une patrouille ! se plaint-il doucement. On va mourir de froid ici.
– Évite de parler, lui dis-je en lui donnant une petite tape sur le coude. Tu fais plus de vapeur qu’une locomotive. Si un Allemand voit ça sortir d’un trou…”

Jules lève le pouce pour me dire qu’il a compris et reprend sa garde. Je me hisse pour guetter à mon tour, et le moindre bruit nous fait sursauter. Ici, pas d’animaux nocturnes, mais le bruit que produit le vent en faisant vibrer les barbelés est inquiétant. On croit avoir entendu quelqu’un à chaque instant, et on peine à distinguer ce qui est vrai de ce qui est le produit de notre imagination. Les restes d’un mur à quelques mètres devant nous ressemblent à un homme accroupi, et nous le gardons en joue un moment avant de reconnaître qu’il n’y a là rien de dangereux. Plus loin, c’est un drapeau en morceaux qui claque au vent, laissant à penser que quelqu’un pourrait se déplacer à proximité sans être vu ou entendu, caché par les plis du tissu. Jules et moi visons longuement une fenêtre derrière laquelle nous avons cru percevoir un mouvement avant d’enfin relâcher notre attention. Nous pensons avoir rêvé et abaissons nos fusils.

À cet instant précis, quelque chose s’écarte juste à côté de la fenêtre, sans un bruit. Une ombre qui était là bien avant que nous ne pensions voir quelque chose, et un bref reflet trahit la présence de deux yeux à hauteur d’homme avant que la chose ne se fonde dans la nuit.

Je crois bien que nous avons manqué de nous pisser dessus.

C’était un Allemand, c’est certain. Et il a dû éventer toute notre embuscade, car du restant de la nuit, plus rien ne bouge. Le lieutenant se penche prudemment sur notre trou d’obus peu avant l’aube et nous chuchote qu’il est temps de rentrer. Ce ne sera pas pour cette nuit.

Comme nous avons été de patrouille, nous avons le droit de nous reposer pour la journée pendant que nos camarades sont de corvée et travaillent donc à renforcer les tranchées que l’artillerie a endommagé. Mais c’est un travail sans fin puisqu’une fois encore, les canons allemands nous envoient dessus autant d’obus qu’ils le peuvent. Ils ne se taisent que pour quelques heures, le temps pour notre artillerie de répondre et pour eux de choisir une nouvelle cible pour leur prochain bombardement.

La nuit suivante, c’est Benoît et Choiseul qui sont envoyés en patrouille. Ils disparaissent dans les rues du village et on s’inquiète pour eux lorsque l’on entend une mitrailleuse allemande se mettre brièvement à tirer. Mais ils reviennent au petit matin, eux aussi sans prisonniers. Les Allemands ne se sont pas montrés.

Et ainsi commence l’enfer de Berry-au-Bac : bombardements tout le jour, et patrouilles toutes les nuits, chaque camp essayant d’atteindre les meilleures maisons dans la zone contestée dès que l’obscurité tombe pour avoir les postes d’écoute les mieux placés pour la nuit. C’est à la fois une course et une chasse mortelle entre patrouilles. Weinberg nous raconte que des Allemands cachés dans un bureau de l’ancienne cimenterie ont donné l’alerte en imitant le cri d’une chouette. La patrouille française a déguerpi en entendant d’autres fausses chouettes lui répondre, et peu après, une grenade est tombée juste à l’endroit où Weinberg se tenait une minute plus tôt.

Mais toujours pas de prisonniers.

Ce soir, cela fait bientôt une semaine que nous sommes engagés dans ces affrontements nocturnes où c’est au premier qui surprendra l’autre. Le bataillon a eu des blessés, dont certains qu’il a fallu abandonner dans le village et laisser à l’ennemi pour permettre aux autres de fuir, et le moral est bas.

Le capitaine Dragon a donc décidé de réagir.

Ce soir, il vient nous voir et fait évacuer notre abri à tout homme qui n’est pas de notre escouade. Il nous fait asseoir, et de son habituel air distant, nous annonce :

“Concernant Monsieur Fourrache, soldats, sachez que l’affaire est remontée en haut-lieu.
– Haut ? essaie Weinberg.
– Très haut, répond froidement Dragon. Et ils demandent des sanctions exemplaires pour les hommes qui étaient chargés de la sécurité de Monsieur Fourrache.
– Mais mon capitaine, c’est dégueulasse ! se lève soudain Jules à côté de moi. On l’a chouchouté, votre journaliste ! Il n’était plus sous notre responsabilité quand c’est arrivé ! Et quand bien même, on n’aurait rien pu faire !
– Soldat Chemin, asseyez-vous.
– Mon capitaine, c’est…
– Asseyez-vous.”

Jules s’assoit car le regard autoritaire du capitaine ne lui laisse aucun autre choix. Dragon attend qu’il se soit exécuté pour reprendre très calmement.

“Les sanctions demandées par la hiérarchie sont injustes et illégales du point de vue du règlement militaire, explique Dragon à notre grand étonnement. Ce pourquoi depuis une semaine je fais mon possible pour garantir vos droits.”

Nous nous regardons, étonnés de cette prise de parti du capitaine. Est-ce le moment où nous sommes supposés le remercier ? Dragon continue sans commenter la confusion qui règne ouvertement dans nos yeux.

“Je ne fais qu’appliquer le règlement. Aussi aucun d’entre vous ne devrait être condamné de quelque manière que ce soit.
– Hé bien… lâche Papa alors que nous soupirons tous de soulagement.
– Cependant, intervient Dragon, si j’ai pu empêcher le tort administratif, je n’ai pu empêcher le tort moral.
– Que voulez-vous dire ? dis-je mal assuré.
– Que des supérieurs risquent d’avoir des griefs à votre égard. Tout dossier de promotion ou de médaille pour l’un d’entre vous sera, je le crains, mal traité à l’avenir.
– Ce n’est pas bien grave, souffle Choiseul. Tant qu’on ne nous colle pas à un poteau…”

Dragon se tait et contemple notre escouade qui n’a pas l’air particulièrement éprouvée par cette nouvelle. Nous sommes bien plus préoccupés, comme l’a dit Choiseul, par notre vie que par une éventuelle promotion.

“Il me paraît cependant prudent de laver l’honneur de la compagnie auprès de nos supérieurs en nous assurant quelques beaux succès, explique Dragon.
– Quels genres de succès ? demande craintivement Henry.
– Des prisonniers. Les patrouilles de nuit y ont toutes échoué jusqu’à présent, nous devons donc y parvenir en premier.
– Mais mon capitaine, reprend Henry, justement ! Personne n’y est arrivé jusqu’ici, comment va-t-on faire ?
– J’ai la solution à cette question.”

Il sort de sa poche un ordre plié qu’il tend à Henry. Celui-ci s’en saisit sans trop comprendre, le capitaine annonce calmement :

“Allez me chercher Ducastel.”

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