Zoom sur : l’alcool et la Grande Guerre

Que de légendes urbaines sur l’alcool et la Grande Guerre ! On s’imagine un peu de tout : soldats ivres du matin au soir, fantassins fournis en vin par l’état-major pour se « donner du courage », alcool qui coule à flot à l’arrière pendant que l’on combat au front…

L’alcool est sujet à débat depuis le XIXe siècle en France, et n’a pas attendu la Grande Guerre pour faire parler de lui. Dans l’imagerie populaire revient le plus souvent l’image de la « Ligue de Tempérance », organisation luttant contre l’alcoolisme et dans lequel on retrouve nombre d’instituteurs encouragés par l’Etat mais aussi quantité de féministes, l’alcool étant souvent associé aux violences conjugales. Mais c’est aussi, et la chose est moins connue, un combat porté… par les syndicats ! Car pour eux, l’alcool divise naturellement la classe ouvrière et empêche son union, avantageant de fait le patronat.

 

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Un exemple d’affiche d’époque dénonçant les méfaits de l’alcool et avant tout de l’absinthe…
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… et une affiche publicitaires vantant les mérites de l’absinthe pour la santé !

 

Cette lutte est d’autant plus compliquée que l’alcool a une place de choix en France en 1914.

On compte près d’un demi-million de débits de boisson, soit un pour trente adultes ! Une consommation d’alcool deux fois supérieure à celle de l’Allemagne, et accessoirement, une certaine hypocrisie dans le combat, car si les campagnes se multiplient pour accuser l’alcool de créer violence, crime et d’amener à « l’extinction de la race« , elles épargnent soigneusement pour la plupart le vin. Dans un pays où cette boisson est au cœur de toutes les traditions, difficile de s’y opposer… aussi les ligues s’attaquent aux alcools forts, comme l’absinthe. À la déclaration de guerre en 1914, la vente de cet alcool accusé de tous les maux est donc interdite.

Mais cela n’empêche rien ! À la mobilisation, pour beaucoup, l’heure est aux adieux. Et donc, à une dernière fête alcoolisée…

Dans les premiers jours d’août 1914, on ne manque ainsi pas de témoignages dans les casernes pour raconter le chaos qui règne dans certaines compagnies de mobilisés : soldats qui ne tiennent pas debout, chamailleries, manque de discipline et à n’en pas douter, gros maux de tête…

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Une campagne faisant une distinction entre les « mauvais alcools industriels » et les « bonnes boissons naturelles » dont bien évidemment, le vin français !

Et au front ?

L’état-major est parfaitement conscient de l’importance du vin pour les soldats. Boisson presque indispensable pour le Français de 1914, distribué en quantité raisonnable, il permet de « donner du cœur à l’ouvrage« . Aussi l’armée prend grand soin de s’assurer que ses troupes sont correctement fournies. Le général Pétain jouera d’ailleurs de cet élément en se faisant filmer goûtant le vin de la troupe pour orienter sa propagande sur le thème du général proche de ses hommes. Mais contrairement à l’idée répandue du soldat rendu ivre par l’état-major pour monter à la charge, dans les faits, les soldats qui attendent le signal de l’attaque en première ligne ne disposent guère de vin. La faute à des ravitaillements difficiles qui rendent l’approvisionnement en vin, souvent transporté par seaux, particulièrement compliqué.

Reste alors la « débrouille » pour se fournir.

Et les solutions ne manquent pas ! À l’arrière direct du front, les marchands de vins pullulent, car ils savent l’importance que l’alcool a pour la troupe. Les habitudes d’avant-guerre auxquelles se rajoutent l’ennui, l’horreur et l’omniprésence de la mort font des soldats d’excellents clients. Les habitants des communes proches du front s’improvisent souvent eux-mêmes vendeurs d’alcool, et bien vite, les prix brûlent au point que le gouvernement doit légiférer sur le prix maximum auquel chaque bouteille est vendue aux soldats. Le trafic change donc de forme, et on coupe le vin, on met du mauvais alcool en bouteille scellée pour le vendre en tant que qualité supérieure, etc.

L’état-major n’interdit pas la vente de vin aux militaires par les civils car partagé : faut-il limiter l’accès à l’alcool, en sachant qu’il provoque l’ébriété mais permet aussi au poilu de tenir ? Fin janvier 1915, le règlement militaire évoque la distinction entre le soldat en état d’ébriété par excès involontaire, et celui qui s’est saoulé pour se rendre incapable de servir. Difficile de faire la différence… mais une excellente illustration sur le cas de conscience que pose l’alcool au front au monde militaire et politique !

Cette vision de l’alcool en première ligne et les légendes urbaines liées sont en réalité nées après la Grande Guerre, souvent d’une vision pacifiste qui accusait l’armée de faire boire les soldats pour éviter qu’ils n’abandonnent les combats. La réalité n’était donc que tristement simple : le soldat buvait quand il le pouvait. Il buvait pour fêter les victoires, buvait pour oublier les défaites, buvait par ennui, par camaraderie, par dépit… mais buvait le plus souvent à l’arrière direct du front, là où il pouvait se fournir, durant ses jours de repos.

L’état-major fera varier les règles et les rations de vin et d’eau-de-vie en fonction des secteurs et des événements, mais l’alcool aura toujours sa place, véritable rituel pour le poilu et repère dans un monde qui a basculé et devenu instable, où nul n’est sûr d’être encore là le lendemain.

Concluons donc avec deux illustrations :

Le moment sacré de l’approvisionnement en vin sur le front…
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… et une caricature de poilu en 1916 !
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