Me voilà un animal nocturne.
Le soleil n’est plus le compagnon de mes corvées ou de mes gardes, aussi lointain soit-il en ces jours d’hiver. À présent, il est surtout cette lueur qui s’infiltre par l’entrée de la cagna à certaines heures et vient me réveiller au milieu de mon repos. Il disparaît généralement quelques instants plus tard lorsqu’un membre de l’escouade va ajuster le rideau de fortune devant l’abri et que l’obscurité retombe. Je me rendors alors dans l’attente que la nuit vienne et que je me lève enfin.
C’est ainsi depuis une semaine. Depuis ce jour où le capitaine Dragon nous a envoyés chercher le sous-lieutenant Ducastel.
Car pour accomplir cette mission, c’est Jules et moi qu’il envoie. Nous étions les deux hommes présents lorsque la sanction qui l’a envoyé au trou est tombée; nous serons les deux hommes à l’en sortir. Étant donné la vigilance des Allemands, nous ne partons que le soir venu pour Cormicy en profitant du trajet d’une ambulance. Du moins, de ce que nous appelons pompeusement une ambulance : une voiture de laitier sur laquelle on a fixé un drap blanc peint d’une grossière croix rouge. Deux infirmiers y chargent sans ménagement un soldat qui a reçu un éclat d’obus dans la cuisse et attachent sa civière là où autrefois on entreposait les bidons de lait. Jules et moi sommes invités à nous serrer de chaque côté du blessé pendant que les infirmiers retournent à l’avant pour rouler lentement car sans phares jusqu’à Cormicy.
“Moi, je rentre à la maison ! nous sourit le blessé allongé entre nous. Je dirai bonjour à vos copines !
– T’es blessé à la cuisse, gros malin, réplique Jules. Ils vont te retirer tout ça, te remettre debout et tu retourneras gentiment t’amuser avec nous en première ligne !
– Parle pas de malheur ! soupire le soldat. Un coup de 105, ça me fait un mal de chien ! Je dois avoir un muscle touché, ils ne vont quand même pas renvoyer un boiteux au front…
– Tu sais bien que les boiteux, les aveugles et les débiles, on a un poste tout désigné pour eux, assure Jules.
– Ça s’appelle l’artillerie, dis-je en sachant très bien où mon ami veut en venir.
– Ah, ça c’est bien vrai ! rit doucement l’homme dans sa civière. Mais, arrêtez vos conneries, reprend-t-il. C’est une bonne petite blessure bien comme il faut. Une fine blessure. Moi, je rentre, et je finirai l’hiver les pieds au sec près d’un bon feu chez moi !
– C’est tout ce qu’on te souhaite, conclut Jules. Et puis t’auras peut-être même une médaille pour avoir courageusement exposé le gras de ta cuisse à l’ennemi !”
Le blessé plaisante joyeusement avec nous pendant toute la durée du trajet. Il faut croire qu’il a bien moins mal que ce qu’il prétend, et passe tout son temps à nous raconter le premier plat qu’il mangera en rentrant, le premier vin qu’il boira, les premières chaussures qu’il achètera…
Pendant la conversation, je passe la tête à l’extérieur de la voiture. Le paysage endormi défile lentement autour de nous alors que notre chauffeur ne fait aucune imprudence. J’aperçois le champ boueux que nous avions traversé pour atteindre Berry-au-Bac au bord de la route et le regarde un moment avant de chercher des yeux Berry derrière nous ou Cormicy devant. Mais personne n’a allumé la moindre lumière et tout donne l’impression que nous avançons au milieu du néant. Je reviens à l’intérieur du véhicule et prend part à la conversation qui se poursuit avec le blessé autour de son retour prochain chez lui. Au bout d’un long moment, la voiture s’arrête et les infirmiers viennent nous ouvrir les portières.
“Cormicy, terminus, tout le monde descend ! surjoue l’un d’entre eux.
– J’ai failli attendre !”
La plaisanterie du blessé ne fait guère sourire les deux hommes qui s’emparent de son brancard. Il nous adresse un dernier salut et part pour l’infirmerie aussi joyeusement que si on l’emmenait dans une villa couché dans sa litière. Jules et moi lui répondons d’un signe de la main avant d’aller vers la prison de Cormicy que je ne connais désormais que trop bien. Nous entrons dans la maison qui l’abrite et y trouvons un rachitique soldat qui ronfle bruyamment sur un tabouret, son fusil posé près de lui.
“Hé, le geôlier !”
Mon appel fait remuer le militaire qui ouvre doucement un œil avant de sursauter. Il bondit sur ses pieds si vite qu’il en renverse son tabouret et fait tomber son képi. Il nous fixe de ses yeux paniqués et nous lancé un “Qui va là !” qui nous fait doucement rire.
“On vient chercher ton prisonnier, dis-je. Ouvre la cellule et rendors-toi, va !
– Il me faut un ordre écrit ! se défend le geôlier en ramassant son képi aussi dignement que possible.
– Tiens.”
Je lui tends le papier que nous a remis Dragon et le soldat coopère sans faire plus d’histoires. Il nous emmène jusqu’à la trappe de l’ancienne cache de contrebandier et l’ouvre pour révéler un triste spectacle.
Ducastel, sale, est assis par terre au milieu du réduit empierré, les cheveux collés par la crasse. Une gamelle vide à ses pieds et une gourde encore entre ses mains noires d’avoir traîné dans la terre, il lève ses yeux perçants vers nous et je vois sa bouche former un sourire au milieu d’une barbe bouclée.
“Que me vaut l’honneur de votre présence, Messieurs ? dit-il, sarcastique.
– Ordre du capitaine Dragon, mon père. On vient vous sortir de là.
– Tiens donc !”
Il se lève lentement et s’étire, puis aidé de l’échelle que nous lui envoyons, nous rejoint à la surface, ne rendant que d’autant plus visible son état déplorable. Sans plus de manières, il se renifle sous une aisselle et part d’un petit rire.
“Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais de quoi me laver et me raser ! Je ne vais pas reprendre mon commandement dans cet état !”
Une bassine d’eau, un rasoir, du savon et une brosse : voilà tout ce que nous laissons avec le sous-lieutenant avant de l’attendre sous le porche de la maison, où nous discutons tranquillement avec le geôlier jusqu’à ce que la porte s’ouvre au bout d’une quarantaine de minutes.
Ducastel est un autre homme. Propre, rasé de frais, un sourire fier aux lèvres et son uniforme dans un état tout à fait correct si j’en crois le peu de lumière que nous avons, il boucle son ceinturon d’officier et les boucles du fourreau de son sabre tintent doucement. Il se glisse dans le grand manteau noir de prêtre qui le rend si reconnaissable et nous donne à chacun une grande tape sur l’épaule.
“Vous savez quoi ? Vous m’avez manqué ! s’exclame-t-il. Je m’ennuyais aux tranchées, mais dans ce trou, à part prier et dormir, je n’ai pas fait grand chose ! Bon, votre péteux de journaliste est reparti ?
– Il est mort, dis-je doucement.
– Mort ? Ducastel lève un sourcil. Est-ce que ça a à voir avec le fait que vous veniez me chercher ?
– Plus ou moins.”
Ducastel insiste pour que nous repartions à pied pour Berry-au-Bac. Il nous explique avoir aussi bien besoin de marcher que de temps pour que nous lui faisions un point de la situation. Alors je lui dis tout : le bombardement qui a tué Fourrache, le commandement qui cherche des coupables, et notre besoin de réussir à faire des prisonniers là où tous les autres ont échoué pour nous distinguer, laver notre honneur et apaiser le commandement.
“Et Dragon a pensé à moi ? rit Ducastel sur la route. Quel honneur !
– Il avait l’air de vous faire confiance pour y parvenir, mon père, dis-je.
– Confiance ou intérêt, mon garçon ! répond le prêtre, le regard plongé dans l’obscurité qui nous fait face. Il est écrit quelque part que j’ai agressé ce journaliste, tout ça parce que je voulais ouvrir les yeux à cet idiot.
– Il est mort, mon père ! dis-je à nouveau, choqué par le manque de respect de mon supérieur.
– Et alors ? Tu penses que dire franchement ce que l’on pense des morts est leur manquer de respect ? Connerie ! Toujours est-il que moi aussi, au trou ou non, je fais un coupable idéal. Dragon le sait. Mais il n’a pas tort sur un point : si à Berry, on peut faire autre chose qu’attendre dans une tranchée de se ramasser un obus, ça me plaît !”
Nous finissons la route jusqu’à Berry en lui expliquant à quoi ressemble le secteur et les différents surnoms que le 28e a donné aux boyaux et tranchées. Ducastel a l’air enchanté et se fait porter une carte lorsqu’il arrive enfin dans l’abri de notre escouade. Il allume une lanterne, étudie avec intérêt le plan alors que nous le regardons tous silencieusement faire, et enfin, la plie et se tourne vers nous avec un grand sourire.
“Désormais les gars, vous êtes des oiseaux de nuit.
– Mon père ? demande Weinberg un peu inquiet.
– Vous dites que les ruines grouillent d’Allemands la nuit ? On va leur tomber dessus. Toutes les nuits. Et on va le trouver, ce prisonnier.
– Cette stratégie n’a pas marché jusqu’ici mon père, intervient Henry.
– Parce que vous étiez commandés par des cons ! Mais vous allez voir. Toute votre escouade et moi sommes dans le même bateau. Et sous mon commandement direct, on va apprendre aux Allemands à avoir peur du noir…”
Il y a quelque chose d’effrayant dans ses yeux lorsqu’il dit cela. Il ne nous regarde plus, les yeux dans le vide, perdu dans des pensées que je préfère ne pas connaître. Il finit par nous désigner le sol de l’abri.
“Allez vous coucher les gars. Dormez bien, et pas de corvées demain. Reposez-vous. Ne faites rien d’autre. Je vous veux en forme la nuit prochaine. Et toutes celles qui seront nécessaires pour attraper un Boche en goguette.”
Il n’en dit pas plus et se retire sans même que nous ne puissions lui poser la moindre question. Nous restons à nous regarder les uns les autres, un peu confus.
“Ça veut dire qu’on va être de patrouille toutes les nuits ? gémit Choiseul.
– Ça y ressemble drôlement en tout cas, dit Henry. Mais ce que je vois, c’est surtout qu’on a une journée de libre devant nous !
– Moi, j’trouve qu’ça pue, ç’t’affaire ! grommelle Benoît.”
Mais nous ne faisons guère d’histoires. Il est tard, Jules et moi venons de beaucoup marcher et si être reposé peut changer la donne une fois entre les lignes, alors nous n’allons pas refuser. Chacun se glisse dans sa couverture, et appuyés les uns contre les autres dans l’étroitesse de notre abri, nous finissons par nous endormir au son des ronflements de Benoît.
Nous suivons les ordres et de toute la journée, ne participons à aucune corvée. Ducastel a dû faire passer l’ordre car personne ne vient nous chercher ou ne nous le reproche. Tout au plus Henry file-t-il indiquer que nous prendrons désormais nos repas à d’autres heures, et revient en ayant déniché une grande toile de bâche pouvant servir de rideau et nous permettre de dormir dans la pénombre une fois dans notre abri. On ne sort guère que pour prendre l’air, écrire à nos familles ou pour des besoins naturels. Du reste, nous nous forçons à dormir autant que possible.
Ce qui ne nous empêche pas d’être fatigués par le décalage lorsqu’à la nuit tombée, Ducastel vient nous chercher, une musette à l’épaule.
“Messieurs, dit-il tout bas, c’est l’heure ! Il est temps d’aller visiter Berry-au-Bac !
– Oui mon père, répond Choiseul en baillant.
– Un peu d’enthousiasme, et rentre ta bedaine ! Au fait, si je ne me trompe, il y a parmi vous un joueur de pétanque bon au lancer, je me trompe ?
– Ho non mon père ! s’exclame Benoît si fort que Ducastel doit lui faire signe de baisser d’un ton. Hé, vous montez une équipe ?
– Non. Mais tu as gagné le droit d’embarquer les grenades, gros malin.”
Ducastel lui tend la musette qu’il porte à l’épaule et qui est chargée de grenades de toutes sortes : explosives, suffocantes, françaises, allemandes…
“Les autres, vous prenez vos fusils. Mais je vous rappelle nos ordres : faire des prisonniers. Le premier qui tire sans mon ordre, je lui fais un deuxième trou du cul dans la foulée, c’est compris ?
– Oui mon père, dit-on en chœur.
– Ce soir, on y va tranquillement. On apprend à reconnaître les lieux, alors mémorisez chaque rue, chaque mur, chaque brique parce que c’est ce qui peut faire toute la différence : connaître le terrain. On va commencer par la cimenterie et voir ce qu’il s’y trame la nuit. Et si vous n’êtes pas sûr de ce qui remue en face de vous, le mot de passe de ce soir est : périzonium.
– Péri… articule lentement Jules.
– C’est le slip du Christ ! reprend Ducastel. C’est pas ces putains de Luthériens d’en face qui connaîtraient ce mot, alors en avant !”
Ducastel sort de l’abri et nous le suivons en file indienne au travers des tranchées. Je me retourne pour apercevoir Pinot juste derrière moi, qui comme toujours, nous suit sans dire un mot. Par dessus son épaule, Weinberg me fait signe de ne pas m’inquiéter : il le surveille. Je ne suis malgré tout pas rassuré quant à l’emmener entre les lignes. Mais avons-nous seulement le choix ?
De lourds nuages voilent la lune et pendant que nous cheminons vers les points les plus avancées de la ligne, une grosse pluie se met à tomber. On entend les plaintes des sentinelles que nous dépassons et lorsque nous arrivons à proximité d’une tranchée qui longe un mur en ruine, Ducastel lève le nez.
“Vous pouvez remercier le Seigneur ! nous dit-il.
– Pour nous tremper la gueule ? grogne Benoît.
– Dis-donc le Benoît, t’as du bol qu’on soit en file indienne sinon je viendrais botter ton cul ! Remerciez le Seigneur de pourrir la vue des sentinelles d’en face, c’est un ordre !
– Merci Seigneur, disons-nous donc sans conviction.
– Allez, en route les petits gars.”
Ducastel fait signe à Choiseul et Papa de le hisser, et l’un après l’autre, nous franchissons ainsi le parapet et suivons Ducastel qui n’est plus guère qu’une forme noire qui se colle aux murs ruinés de Berry-au-Bac comme une ombre. Si la pluie nous cache des sentinelles ennemies, elle ne nous épargne pas pour autant, et j’ai les tripes serrées d’être là à errer dans ce village mort sans pouvoir guetter l’ennemi qui tentera de me tuer. Nous sommes trempés et l’eau glaciale pénètre nos uniformes au point que j’ai l’impression d’être vêtu d’une énorme éponge. Pendant que nous attendons pour traverser une ancienne rue, j’essuie comme je le peux le canon de mon fusil en espérant que l’eau n’y rentrera pas. Ce n’est pas le moment d’avoir une arme inutilisable.
Je suis accroupi derrière un poêle solitaire au milieu d’une rue, probablement propulsé là par un obus, quand notre petite équipée finit par arriver dans l’ancienne cimenterie. De gros et solides murs sont encore debout, mais à l’intérieur, j’aperçois les ombres distordues des anciennes machines déformées par les bombardements successifs. Je tremble de froid, mais aussi de peur, car il paraît que presque chaque nuit, les Allemands tentent d’installer un poste d’écoute dans la cimenterie pour surveiller nos lignes. Nous n’avançons plus qu’accroupis, pas après pas, pénitents sous la pluie qui nous tombe dessus car le bâtiment n’a plus de toit depuis longtemps. Nous nous arrêtons près d’une cuve crevée d’où sort une véritable dune de calcaire qui a recouvert d’anciens postes de travail. J’aperçois Ducastel plonger sa main dans la poudre qu’il laisse glisser entre ces doigts. Un murmure du prêtre, et Jules et Kane qui marchaient derrière notre officier quittent la file. Par paire, nous sommes envoyés nous disperser dans le bâtiment à la recherche d’Allemands et d’endroits où s’embusquer. Lorsque les deux hommes devant moi partent à leur tour, je m’avance jusqu’à Ducastel pour recevoir les ordres.
“Drouot, Pinot et toi vous allez vous planquer en haut de la cuve. Si vous voyez quelque chose, jetez une pierre vers moi, je ne bouge pas d’ici. Et pas un tir sans mon ordre.”
Je hoche la tête et fais un signe à Pinot. Il ne répond rien mais me suit sitôt que je me mets en mouvement. Faire équipe avec Pinot… autant être seul ! Weinberg me regarde partir, désolé, et va à son tour recevoir ses ordres. Une échelle distordue mène à une passerelle métallique au-dessus de la cuve, et je m’imagine avoir là un point de vue unique sur le reste de la cimenterie. J’y grimpe et aide Pinot à faire de même, mais avec la pluie et la nuit, je vois bien moins que je ne l’espérais. Tant pis : je m’installe avec mon fusil, m’allonge prêt à tirer et regarde toute notre escouade se disperser dans l’obscurité du bâtiment sous la conduite de Ducastel. Qui continue sans que je comprenne pourquoi à plonger sa main dans le calcaire.
Je n’ai aucune notion du temps. La lune se cache, la pluie qui nous trempe nous énerve et je ne peux même pas discuter à voix basse avec Pinot, puisqu’il ne me répondrait rien. Je tente par deux fois de lui demander s’il va bien ou s’il a vu quelque chose, mais il produit juste des sons de gorge pour répondre à mes questions. Tant pis.
Un trou dans le mur me permet d’observer une ancienne rue et j’aperçois deux silhouettes qui progressent prudemment vers nous. J’attrape des gravats et les jette du côté de Ducastel que j’aperçois lever les yeux vers moi. Une tape sur l’épaule de Pinot et je braque les deux formes.
“Mot de passe ? dis-je à voix basse.”
Les deux silhouettes s’arrêtent et je les entends brièvement murmurer. Mon cœur se serre et je me prépare à tirer vers la tête de la plus proche quand j’entends :
“Pré… pzé… le slip du Christ, quoi ! me lance une voix à l’accent breton.”
Je baisse mon fusil et laisse un long soupir s’échapper. C’est Riou et Choiseul qui reviennent des tranchées où ils sont allés rechercher sur ordre de Ducastel des toiles de tente pour nous couvrir. Je me drape dans la mienne et bois une gorgée du café tiède que Choiseul a ramené au passage. Puis je reprends ma garde.
Le temps m’échappe à nouveau, et je manque de peu de m’endormir malgré les gouttes glacées qui m’éclaboussent le visage à chaque fois qu’elles tombent juste devant mon nez sur la passerelle. Mes yeux s’ouvrent en grand lorsque j’aperçois une nouvelle fois quelque chose s’approcher par là où Riou et Choiseul étaient passés. De nouveaux gravats s’écrasent près de Ducastel pour avoir son attention, et je pointe mon fusil.
“Le mot de passe ?”
La forme s’arrête net.
Et en un instant, elle se fond dans la nuit.
Je jette maladroitement deux, trois gravats vers Ducastel pour lui faire comprendre que j’ai un sacré problème là-haut, et je le vois retirer sa main du tas de calcaire. Elle est blanche de poudre et ainsi visible de nous tous. Je comprends mieux ce qu’il faisait. Il nous fait signe de ne pas tirer et de baisser la tête.
Quelqu’un passe en courant devant la cimenterie, et chacun de ses pas soulève bruyamment des gouttes d’eau.
Ducastel nous fait signe de ne toujours pas tirer.
Un éclair lumineux et un coup de feu part de la maison en ruine d’en face. La balle vient s’écraser en claquant sur le mur juste derrière moi. Aussitôt, d’autres flashs illuminent les maisons alors que du plomb se met à siffler dans toutes les directions.
Ducastel se lève et tire trois coups de revolver.
“Prenez ça, enfoirés ! hurle-t-il par-dessus les coups de feu. Allez les petits gars, on dégage ! Benoît, fous-les moi en l’air !”
J’attrape Pinot et tous deux sautons de la passerelle métallique pour rejoindre le reste de l’escouade au sol. La cimenterie s’illumine des tirs de mes camarades qui ripostent, et de grands cris montent d’en face quand deux grenades éclatent coup sur coup au milieu de là où doivent être les Allemands.
“Allez, plus vite, on dégage !”
Ducastel continue de décocher des balles vers l’ennemi pendant que nous sortons tous de nos cachettes pour nous mettre à l’abri. Combien sont-ils en face ? Trois ? Dix ? Vingt ? Aucun d’entre nous n’est capable de le dire, mais c’est sous le feu que nous repartons en courant vers les lignes. La fusillade a réveillé une mitrailleuse allemande au loin et des balles se mettent à miauler loin au-dessus de nos têtes. Ils tirent à l’aveuglette.
“Tirez pas bande de cons, c’est la patrouille ! gueule Ducastel en revenant vers les lignes.”
Un saut et je suis au fond de la tranchée à l’abri. Mes camarades me rejoignent et il nous faut un moment pour nous assurer que nous sommes bien tous là, et sans un blessé. La pluie et la nuit ont eu raison de la précision des armes allemandes comme des nôtres. Jules reprend sa respiration après cette cavalcade et se tourne vers Ducastel, à côté de lui, qui frotte sa main encore blanche sous la pluie.
“Pourquoi on n’a pas tiré avant, mon père ?
– Parce qu’on ne fait pas de prisonniers en leur trouant le bide, Chemin, grogne Ducastel. Alors deux choses : première chose, mon plan, c’était d’attendre qu’ils envoient une patrouille reconnaître la cimenterie. Deuxième chose : t’es gentil, tu ne discutes pas mes ordres.”
Ducastel achève de se nettoyer et notre escouade se faufile à nouveau dans les tranchées ou à présent, les sentinelles tirent elles aussi à l’aveugle pour répondre aux Allemands. Une fusillade confuse règne, et des hommes sortent des abris pour s’y joindre, mais Ducastel les renvoie en passant devant leurs cagnas :
“Gaspillez pas les balles, c’est vos impôts qui les paient.”
Il nous ramène à notre casemate et y retrouvons un peu de sec, du moins, autant qu’un abri de tranchée de première ligne peut en fournir.
“C’est foutu pour cette nuit, alors pioncez, ordonne Ducastel. Et dormez tout le jour aussi, parce que la nuit prochaine, on y retourne. Bon, maintenant, il faut que j’aille raconter ça au capitaine…”
Nous passons les deux nuit suivantes entre les lignes à nouveau. D’abord, du côté de l’épave de l’ancien autobus au milieu du village, puis non loin des ruines de l’église. Ducastel se signe à chaque fois qu’il passe devant l’autel, mais c’est bien là le seul mouvement notable de la nuit. Le dernier soir avant la relève, le capitaine Dragon attend notre escouade au retour dans la tranchée, peu avant le petit jour.
“Sous-lieutenant Ducastel, ramenez-vous un prisonnier ? demande Dragon au moment où l’officier bondit dans la tranchée.
– Tout dépend de ce que vous appelez prisonnier mon capitaine, sourit le prêtre. Si vous parlez de types qui n’ont pas demandé à être ici, j’en ramène toute une escouade. Si vous parlez d’Allemands… rien cette nuit.
– Décevant, commente froidement Dragon en ignorant la plaisanterie de son subalterne. J’attends des résultats.
– Les résultats commencent à arriver, répond le sous-lieutenant sans perdre de sa superbe. Ces péteux de Boches n’osent plus approcher. Nous, ça nous permet de reconnaître le terrain. Et eux… je vais leur apprendre à avoir peur du noir, j’insiste !”
Les rodomontades de Ducastel ne sont pas sans effet. Nous sommes relevés le 15 février pour aller prendre un peu de repos dans les secondes lignes plus au sud de Berry-au-Bac, et le bataillon qui a pris notre place ne compte pas nous laisser faire de prisonniers en premier. Nous n’y avons pas assisté directement, mais en plein jour, plusieurs compagnies ont donné l’assaut, pris la première ligne allemande et ramené plus d’une douzaine de prisonniers ainsi qu’une mitrailleuse. Ils n’ont hélas pu garder la tranchée prise : l’artillerie allemande, parfaitement réglée pour ce genre de situation il faut croire, a anéanti tout ce qu’elle pouvait jusqu’à ce que les compagnies considérablement amoindries n’aient à se replier.
À la nuit tombée, on aperçoit de loin la file des prisonniers qui s’apprêtent à descendre sur la route de Cormicy. Ducastel part les inspecter et revient nous voir avec un grand sourire.
“Un problème Messieurs ? demande-t-il.
– L’autre bataillon a fait ses prisonniers avant nous, dis-je tristement. Ce qui veut dire que la stratégie de Dragon pour redorer notre blason a échoué.
– Tout le merdier remué par la mort de Fourrache va nous retomber dessus, complète Jules.
– Mécréants ! s’amuse Ducastel. Vous savez ce qu’il y a dans la file de Boches, là-bas ? Du menu fretin. Du soldat de base sorti de sa cambrousse et qui n’a rien à raconter. Tout au plus un caporal. Vous savez ce que ça veut dire ?
– Non ?
– La difficulté de notre tâche vient de monter d’un cran, sourit Ducastel de toutes ses dents. Maintenant, si on veut se sortir de cette affaire, c’est un officier qu’il nous faut capturer. On piste du gros gibier.
– Mais les Allemands ne sortent plus ! s’exclame Weinberg. On ne risque pas d’y arriver !
– Tu te trompes Weinberg, l’arrête Ducastel. Tu sais l’autre soir, près de l’église. Lorsqu’on est revenus, il y avait une boîte de conserve au coin de la maison dont il reste un bout de cheminée. Et tu sais quoi ? Elle n’y était pas à l’aller.
– Comment avez-vous pu voir ça ? demande Jules, perplexe.
– Je ne l’ai pas vue, Chemin, je l’ai entendue. Les gouttes de pluie tombaient sur le fond métallique de la boîte vide, ce qui a attiré mon attention. Parce que tu vois mon garçon, il a plu toute la nuit cette fois-là. Or, quand nous sommes passés, que faisait une boîte vidée de son contenu, mais pas encore pleine d’eau malgré la pluie au coin d’un mur ?”
Ducastel laisse flotter un instant de silence, et nous devons ressembler à des enfants qui attendent la chute d’une histoire horrifiante.
“Cette nuit-là, les Allemands étaient derrière nous. Et à cinq minutes près vu l’état de la boîte, on tombait probablement nez-à-nez avec son propriétaire et tous ses copains qui nous attendaient. Pour qu’ils s’aventurent si près de nos lignes et arrivent à nous contourner, ce ne sont pas de simples patrouilles. Je vous parie qu’eux aussi essaient de chopper un officier. En fait, et le sourire de Ducastel s’accroît encore, je vous parie qu’il y a une patrouille exactement comme la nôtre en face. Avec à sa tête, notre futur prisonnier qui s’ignore encore !”
Kane lève des yeux inquiets vers le prêtre.
“Et comment va-t-on l’attraper ?”
Ducastel devait attendre cette question car il se frotte les mains avec enthousiasme.
“On change de tactique. On change de matériel. On change d’approche.”
Il tire sa baïonnette et la frotte contre sa manche avec attention.
“Ce n’est plus de la guerre. C’est de la chasse.”