20 février 1915 – Berry-au-Bac – Eugen Koch

“Hé, Koch ! C’est pas toi qui dit qu’il a un fusil qui tire à droite ?”

Le sergent qui vient de s’adresser à Eugen est assis sur la borne kilométrique fatiguée qui longe les bois près de Berry-au-Bac. Son casque à pointe sur la tête comme si un assaut était imminent, il tend un nouveau fusil qu’il vient d’extraire d’une caisse à Eugen. Et tout autour de lui, des soldats vont et viennent, les bras chargés des caisses qu’ils déchargent de la longue file de camions tous phares éteints venus ravitailler le village.

“Si sergent, confirme Eugen en s’approchant. L’autre nuit à la cimenterie, je n’ai rien pu toucher. En même temps, avec la pluie….
– Alors attrape celui-là ! s’exclame le sergent en lui collant dans les mains un Mauser tout neuf. Plus d’excuse pour rater un Français !
– Non sergent.
– C’est pas vous qui devez capturer un officier d’ailleurs ? ricane le militaire.
– Si sergent.
– Hé ben bonne chance ! Parce que les officiers français, depuis la Belgique, ils ont appris à courir plus vite que des lièvres !”

Le sergent rit de sa propre blague et Eugen dépose près de lui dans un sourire son fusil qui l’accompagne depuis le début de la guerre. Puis examine sa nouvelle arme à la faible lumière de la lune. Le sergent s’allume paisiblement une pipe et alors que tout autour des deux hommes on continue de décharger le convoi, le sous-officier poursuit comme un véritable commerçant un jour de marché.

“Tu as besoin d’autre chose ? Un casque peut-être ? Ou des bottes ?
– Je veux bien des bottes, oui, confirme Eugen avec enthousiasme. On patauge dans les tranchées, je crois que les miennes ont fini par ne plus être imperméables.
– Sers-toi alors tant que tu es là ! Trouve ta taille ! Il y en aura pour tout le monde !”

Le sergent fait glisser du bout du pied un tas de bottes grossièrement attachées entre elles et les délivre du cordage qui les retenait d’un coup de son couteau. Eugen commence à les inspecter à la recherche de sa pointure quand il relève la tête vers le sergent, qui l’observe la pipe aux lèvres.

“Un problème soldat ?
– Sergent… pourquoi tout ce ravitaillement ? demande Eugen, inquiet.
– Mais, pour que tu sois équipé correctement mon garçon, répond le sergent comme une évidence. L’empereur a besoin d’une armée en bon état !
– Oui mais pourquoi maintenant ? Pourquoi tous ces camions ? insiste Eugen. Cela fait plusieurs nuits… on croule sous le matériel.
– T’occupe, dit le sergent en écartant l’idée d’un geste. Prends tes bottes neuves et profite d’avoir les pieds au sec.
– Sergent, on nous équipe pour monter à l’assaut pas vrai ?”

Le visage du sergent n’est plus illuminé que par les braises de sa pipe, et il prend tout son temps avant de répondre aux inquiétudes d’Eugen.

“Prends tes bottes, je te dis. Et profite de tous les petits plaisirs que tu peux, dit-il froidement. Après tout, qui sommes-nous pour savoir si nous serons encore là demain ?”

Eugen serre son fusil neuf un peu plus fort contre lui comme s’il pouvait le réconforter, alors que le sergent conclut :

“C’est tout ce que j’ai le droit de te dire. Et d’ailleurs si on te pose des questions, je ne t’ai rien dit.”

Et les camions redémarrent l’un après l’autre, pour laisser place à d’autres, venus délivrer toujours plus de matériel à l’armée allemande près de Berry-au-Bac.

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