Jeanne lève bien haut sa lanterne alors qu’elle s’avance dans le dédale souterrain sous la ville. Sur les murs de craie, des inscriptions vieilles de plusieurs siècles côtoient désormais des indications bien plus récentes où l’on peut lire “Réserves”, “Abri 6” ou “Cathédrale” aux côtés de flèches gravées à même la roche.
“École.” murmure Jeanne en déchiffrant quelques lettres maladroitement tracées au-dessus de l’entrée d’un boyau souterrain. La Reimoise s’y engouffre et le traverse aussi vite que possible. Malgré les longues heures qu’elle passe chaque jour sous terre depuis des mois maintenant, elle se sent toujours aussi oppressée lorsqu’elle circule dans les tunnels creusés pour abriter la population. Pire encore durant les bombardements, lorsque les obus allemands qui tombent sur la ville font trembler la terre et tomber de la poussière des plafonds. Parfois, on entend même le gémissement métallique d’une des cloches de la cathédrale percutée par un obus.
Jeanne s’avance jusqu’à arriver à l’issue du boyau et débouche dans une immense cave aux murs parfaitement maçonnés. S’y alignent des casiers de bouteilles de champagne qui jouxtent des tables et des bancs sur lesquels des enfants sont en train d’écrire en silence. Tout au bout de la cave, un petit instituteur aux épaules couvertes par la poussière de craie des souterrains dicte.
“… et dans toute la France, virgule, les enfants se lèvent, virgule, pour opposer aux Boches…”
La plupart des enfants ont levé la tête en entendant la jeune femme rentrer dans la classe, et ils se mettent à piailler avec enthousiasme.
“Maître, Maître ! C’est Mademoiselle Jeanne !
– Je le vois bien, répond-t-il en arrangeant sa tenue comme il le peut. Allez donc prendre votre biscuit, nous reprendrons la dictée après.”
Un cri de joie enfantin fait écho à cette annonce et tous les élèves quittent leurs bancs à toute allure pour s’approcher de Jeanne qui tire de sa besace les biscuits que les volontaires apportent à l’école chaque matin. Elle est bien vite entourée de petites mains qui s’agitent et doit calmer les moins disciplinés qui se chamaillent pour être servis les premiers.
“Du calme ! dit-elle doucement. Il y en aura pour tout le monde !
– Merci Mademoiselle Jeanne !
– Merci beaucoup, Mademoiselle Jeanne, vous êtes très gentille ! surenchérit un autre enfant.
– C’est un vrai pistolet, Madame ?”
Jeanne se penche sur le garçonnet qui vient de l’interroger. Elle doute qu’il ait plus de trois ans. Il n’a pas l’âge de suivre la classe, mais en journée, il est avec les autres enfants dans l’une des caves à champagne reconverties en école.
“C’est un vrai revolver, oui, dit Jeanne en posant sa main sur l’arme qui ne quitte jamais sa ceinture.
– Tu as déjà tué un Allemand, Madame ?
– Non, dit Jeanne en s’accroupissant pour se mettre au niveau du garçon. Je ne tue pas d’Allemands. Je préfère aider les gens. Comme les enfants qui attendent leurs biscuits. Tu en veux un ?”
Elle lui tend un gâteau que l’enfant regarde sans oser le prendre. Il fronce les sourcils, contrarié par quelque chose, et enfin pose une question avec un ton innocent qui manque de faire rire Jeanne.
“C’est vrai qu’avant les gens allaient à l’école à la surface ?
– Oui, sourit Jeanne. Moi, je suis allée à l’école à la surface.
– Et c’est vrai qu’on pouvait aller en récréation avant le bombardement de onze heures ?
– C’est vrai, c’est vrai ! confirme Jeanne. On attendait simplement la cloche. Alors si je porte un revolver, comme beaucoup de gens, c’est pour qu’un jour, toi aussi, tu ailles à l’école à la surface. Tu comprends ?”
Le garçonnet hoche la tête et dévisage Jeanne un instant avant de reporter toute son attention sur le biscuit devant lui. Sans un mot, il s’en saisit, sourit, et repart s’installer dans un coin de la cave avec d’autres de son âge pour grignoter sa prise. Jeanne le suit des yeux sans oser vraiment croire ce qu’elle voit ou vient d’entendre.
“Les enfants de la rentrée 1914, marmonne Jeanne. Quelle vision du monde auront-ils ?”
Et alors qu’elle referme sa besace, le maître reprend sa dictée.
“… les enfants se lèvent, virgule, pour opposer aux Boches…”