26 février 1915 – Berry-au-Bac – Journal d’Antoine Drouot

Ducastel est fou.

Mais qui voudrait suivre quelqu’un de sain dans un monde qui n’a plus aucune règle ? Entre les lignes, il n’y a aucune loi, et tout peut arriver à tout instant. Ducastel paraît plus que jamais dans son élément. Un prêtre est un homme qui suit un dieu qu’il n’a pourtant jamais vu. Est-ce la raison pour laquelle Ducastel est aussi à l’aise face à l’inconnu ?

“De la chasse”.

C’est ainsi que le sous-lieutenant qualifie notre mission de capture d’un officier ennemi durant les patrouilles nocturnes. Et la semaine dernière, il a transformé ces mots en réalité dès la nuit du 20 février.

Ce soir là, lorsqu’il entre dans notre abri où nous sommes en train de prendre ce qui est désormais l’équivalent de notre petit déjeuner avant une nuit entre les lignes, le sous-lieutenant retire son képi et le lance en tournoyant sur la pile de sacs entreposés au fond de la cagna. Nous le regardons tous, un peu étonnés de ce geste, et il claque des doigts :

“Je ne fais pas ça pour le spectacle les gars, balancez tous vos képis.”

Sur nos visages transparaît une certaine hésitation, et Ducastel donne une grande claque sur la coiffe de Pinot. Son couvre-chef tombe au sol sans que le soldat ne réagisse, les yeux grands ouverts tournés vers l’officier qui explique :

“Plus de képi durant mes missions. Oubliez l’uniforme réglementaire. Je veux que vos silhouettes soient aussi discrètes que possibles. Et pareil pour vos baïonnettes. Ça brille, c’est long, et surtout, ça n’aide pas à faire des prisonniers. Alors laissez-les ici.
– Mais mon père… commence Weinberg.
– T’inquiète, j’ai pensé à tout : voilà vos nouvelles armes pour le combat rapproché.”

Ducastel se saisit d’un sac en toile qu’il avait posé à l’entrée de l’abri et le vide sans ménagement sur le sol. En dégringolent des morceaux de bois grossiers qui tombent dans un bruit sourd. Ducastel en ramasse un et le fait tourner dans sa main. C’est Choiseul qui met enfin un nom sur ce que notre officier agite devant nous.

“Une massue ?
– Taillée dans les arbres morts de la région par les artisans du train de combat ! annonce Ducastel avec un air de camelot. C’est facile à manier, ça ne tinte pas, ça ne brille pas, et surtout, qu’est-ce que ça fait mal si collé sur la gueule d’un Fritz !
– On ne va pas partir au combat avec des massues, dis-je choqué à cette seule idée. Nous ne sommes plus au moyen-âge !
– Je ne sais pas si tu as remarqué Drouot, mais les barbares sont aux portes, rétorque le prêtre en nous lançant les massues dans les mains. Alors appelle-ça comme tu veux, mais à invasion barbare, réponse à l’arme barbare !”

J’ai dans les mains le gourdin qu’il vient de me remettre. Il est long comme mon avant bras, fait d’un bois lourd et noueux dans lequel j’entraperçois un minuscule éclat d’obus encore incrusté. La preuve indéniable que c’est bien là une arme fabriquée avec les forêts de la région. Ducastel nous regarde en souriant pendant que nous esquissons quelques gestes avec notre arsenal tout droit sorti de la préhistoire. Le sous-lieutenant boutonne enfin son manteau de prêtre, donne un bon coup de pied à Choiseul resté assis trop près de lui, et sort de l’abri, enthousiaste.

“Allez les oiseaux de nuit, c’est l’heure de partir à la chasse !”

Le trajet habituel dans les boyaux avant de se hisser hors de la tranchée nous est familier à présent. Nous l’effectuons d’autant plus rapidement que nous en connaissons tous les pièges : le bout de bois mal fixé sur le parapet qui cède sous la main si on tente de s’en servir pour grimper, la flaque d’eau qui cache en réalité un profond trou d’obus tout près de la première maison d’où nous observons les alentours, les fils barbelés qui barrent une rue et presque invisibles dans la nuit…

Si le terrain nous est à présent connu, notre terreur vient désormais de la simple idée qu’une patrouille allemande identique à la nôtre soit elle aussi à l’action au même moment dans le village. C’est un manège effroyable, dans lequel chaque camp est à la recherche de l’autre. Et cela exalte Ducastel qui vit la situation comme un jeu aussi terrible qu’excitant.

“C’est quand même autre chose que de se geler le cul dans une tranchée, murmure-t-il alors que nous sommes en embuscade dans ce qui, je pense, fut un jour une boulangerie si j’en crois ce qui ressemble aux restes d’un four à pain. On va les avoir, ces païens : Dieu est avec nous !”

À chaque fois que nous changeons de bâtisse en ruine, nous faisons en sorte de nous assurer qu’elle soit bien vide et Ducastel trouve régulièrement des traces du passage de ceux d’en face. Des objets ont été déplacés dans les ruines d’une maison dont il ne reste guère plus qu’une chambre, une lame servant à recharger les fusils allemands traîne entre les pavés de la cimenterie, et parfois, nous apercevons un emballage de rations abandonné là où hier il n’y avait rien. Chacune de ces découvertes nous rend plus nerveux : où est le propriétaire de cet objet ? Quand les Allemands sont-ils partis d’ici ?

“Hé, Benoît ! appelle Jules à voix basse en ramassant un boîte que Ducastel a achevé d’étudier. Viens voir ça !
– Qu’est-ce qu’tu m’veux ?
– Regarde ce que bouffent les Boches, ça va te plaire !”

Il ne pleut plus depuis une bonne heure et la lune se reflète sur les flaques du sol détrempé. À sa lumière, on peut lire sur la boîte que Jules brandit “K.K”

“C’est le pain des Schleus, dit-il. Du pain K.K ! J’ai toujours su qu’on affrontait une belle bande de mangeurs de caca !”

La tension jusqu’ici était telle que comme de vulgaires écoliers, la référence crasseuse suffit à nous faire pouffer comme des idiots malgré le danger. Ducastel nous jette un regard noir alors que nous imaginons tous forcément les Allemands en train de déguster avec raffinement un pain constitué de matières plus ou moins nauséabondes. Et puisque c’est en élèves que nous nous comportons, Ducastel donne une bonne tape derrière la tête de Weinberg qui passait à sa portée, puis nous fait signe de faire silence.

“Vos gueules les andouilles ! grogne-t-il tout bas. K.K, c’est pour Krieg je ne sais quoi… c’est leur pain de guerre ! Alors caca ou pas, amenez-vous, parce que ça bouge par là-bas !”

Nous sommes dans une maison en ruine à la lisière Nord-Est de Berry-au-Bac et Ducastel nous indique au loin de brèves lumières qui clignotent entre les arbres d’un bois. J’aurais pensé à des coups de feu ou à un bombardement si en lieu et place de détonations, ce n’était pas un bourdonnement constant de moteurs qui montait vers nous.

“Qu’est-ce que c’est ? demande Weinberg en se frottant le crâne.
– Ce qu’on entend depuis plusieurs nuit, répond Kane. On dirait bien un de leurs convois. Ils préparent un gros coup, c’est sûr.
– Qu’est-ce qu’on fait mon père ? demande Papa accroupi à une fenêtre brisée.
– On se grouille de rentrer informer l’artillerie. Il y a un beau carton à faire.
– Mais, ça va prendre un moment si on veut rejoindre nos lignes sans se faire repérer par l’autre patrouille allemande… intervient Henry.
– Les patrouilleurs seront encore là demain, sourit Ducastel de manière inquiétante. Ce convoi, c’est du gibier pour artilleur, ce serait triste de ne pas l’arroser un peu. Notre proie… nous finirons bien par l’avoir.”

Nous restons encore quelques instants à regarder au loin les lumières du convoi que l’on entraperçoit dans les bois comme des fantômes entre les arbres et regagnons aussi prudemment que possible nos lignes. Cette nuit-là, nos massues pendent à nos ceintures sans servir, à mon grand soulagement. Ducastel s’empare du premier téléphone qu’il trouve dans nos lignes et peu après, une de nos batterie se réveille et secoue la nuit de ses coups de canons. On entend au loin le bourdonnement des moteurs qui devient plus confus, comme une nuée d’insectes soudain dérangée par cette attaque inattendue. Le bombardement dure jusqu’à ce que les derniers moteurs s’éteignent, puis la nuit reprend ses droits.

Lorsque le petit matin arrive, des colonnes de fumée s’élèvent du village de Guignicourt occupé par les Allemands au Nord-Est. Nos canons ont dû faire mouche à plusieurs reprises, et ce que nous voyons là doit être ce qu’il reste de camions qui doivent achever de se consumer. Nous emportons cette vision avec nous alors que nous allons nous coucher. Le jour se lève, Berry-au-Bac est désert, et nous ne ressortirons qu’avec la nuit.

Lorsque Ducastel réapparaît le soir suivant et jette à nouveau son képi dans la cagna sitôt qu’il y entre, nous l’imitons tous. Les poings sur les hanches, il a arbore un sourire parfaitement satisfait.

“C’est bien les gars ! dit-il tranquillement. On se comprend ! Et j’ai de bonnes nouvelles pour vous : les informations que l’on a données à l’artillerie hier ont bien aidé à arroser le convoi Fritz. Ce qui veut dire que désormais, si leurs voitures prennent la même route, nos artilleurs ont déjà le pointage pour leur envoyer quelques patates…
– C’est chouette pour les artilleurs, dit Jules en haussant les épaules sans conviction.
– Et pour nous, crétin ! s’exclame le sous-lieutenant. Les chefs ont appris que c’était notre patrouille qui avait fait le travail. Alors on redore un peu notre blason !
– On a le droit à un peu de repos, du coup ? demande timidement Henry.
– Petit marrant ! ricane Ducastel. Ho non ! Tant qu’on n’aura pas attrapé un bel officier boche… pas de repos pour la piétaille ! Allez, à vos gourdins, on repart à la chasse, et cette fois-ci, j’ai de nouvelles surprises pour nos copains d’en face.”

Il n’en dit pas plus, trop fier de son effet, et comme il se doit, nous quittons l’abri rassurant de nos lignes pour nous aventurer dans l’obscurité de Berry-au-Bac. Le mot de passe du jour est “Bénitier”, ce qui fait lever les yeux au ciel à plus d’un d’entre nous, et en file indienne, nous voici une fois encore à chasser des ombres dans la nuit.

Nous parvenons sans encombres jusqu’à la cimenterie que nous connaissons désormais bien, et après des jours de patrouille, maîtrisons tous les trucs pour progresser silencieusement. Je suis ainsi occupé à faire glisser mes pieds au fond d’une flaque d’eau glacée pour m’avancer sans faire le moindre clapotis quand quelque chose remue du côté des anciens bureaux du bâtiment. Toute notre file s’immobilise et les fusils se lèvent en direction de l’origine des mouvements. Devant nous, Ducastel pointe son pistolet jusqu’à ce que l’on entende de faibles bruits de pierre que l’on racle. Il nous fait alors signe de baisser nos fusils, et deux boules noires glissent au bas d’un mur à toute allure : des rats.

Pour autant, la file ne reprend pas son avance.

Je n’ai pas le temps de soupirer. Ducastel pivote très lentement sur lui-même et nous l’imitons sans trop comprendre, avant de réaliser que pendant que les rats nous occupaient, d’autres ombres s’étaient elles aussi mises à braquer leur direction. De l’autre côté du mur de la cimenterie, je distingue des formes avec de longs fusils et comprend que les patrouilleurs allemands sont là.

Juste à côté de nous.

Depuis combien de temps eux aussi progressaient-ils silencieusement près de nous sans le savoir ? Je l’ignore.

Pas un mouvement. Pas un coup de feu. Nous sommes paralysés au beau milieu de la cimenterie en ruine, et Ducastel a toujours la main levée. Il ne veut pas que nous tirions. Qu’est-ce qu’il prépare, bon sang ?

Les Allemands se remettent en mouvement et Ducastel continue de nous empêcher de tirer. À cette distance et avec cette lumière, ce serait probablement un massacre pour nos deux patrouilles. Du moins est-ce ce que je pense à cet instant pour expliquer ce que le sous-lieutenant prépare. Mais je me trompe. Lourdement.

La patrouille allemande avance encore de quelques mètres et dès qu’elle a disparu, Ducastel s’empresse de nous poster contre le mur de la cimenterie où nous avons vu les Allemands passer. Il sort sa lampe de sa poche et la fait clignoter brièvement en direction de nos lignes.

Un vrombissement.

Un moteur qui s’allume brusquement et une lumière aveuglante. Nous poussons malgré nous un gémissement alors que nous sommes pris dans un gigantesque faisceau lumineux. Aveuglé par la lumière, j’aperçois brièvement Ducastel faire de grands signes, et le faisceau se déplace droit vers là où les Allemands ont disparu alors que l’obscurité retombe sur nous.

Un projecteur de marine. Ducastel a fait intervenir un projecteur de marine, l’une de ces énormes lampes qui servent en temps normal à éclairer les vaisseaux de la flotte. Comment est-il arrivé là ?

Je n’ai pas le temps d’y réfléchir, car on entend des exclamations de surprise en allemand près de nous. Dans la rue qui longe le mur de la cimenterie, un groupe d’une dizaine d’hommes vêtus de longs manteaux sales et coiffés de casques à pointe se protègent les yeux derrière leurs bras en se reculant, aveuglés. Ils titubent vers l’abri le plus proche, mais déjà, Ducastel hurle :

“Ouvrez le feu ! Fusillez-moi ces enfoirés !”

Je ne réfléchis pas et tire. Toute l’escouade fait de même et une grêle de balles s’abat sur les Allemands pris dans le faisceau du projecteur. L’un d’entre eux s’effondre et un second pousse un cri avant de s’agripper à une vieille borne de pierre qui bordait l’ancienne rue. Les autres parviennent à se mettre à l’abri et leurs coups de fusil répondent aux nôtres sans pour autant pouvoir nous toucher : la puissante lumière qui part de nos lignes les empêche de viser.

“C’est ça, planquez-vous, bande de rats ! crie Ducastel avec entrain. Fuyez la lumière divine !”

Ducastel hurle encore et encore comme un possédé tout le temps que la fusillade dure, puis le projecteur derrière nous s’éteint et nous rechargeons nos fusils en gardant un œil sur la position d’où tiraient les Allemands. J’entends le sous-lieutenant rire en faisant tomber les douilles de son revolver au sol pour le recharger.

“Ah, vous ne vous attendiez pas à ça ! gueule-t-il à l’attention des Allemands. Attendez que je vous tombe dessus !”

Les Allemands ne l’écoutent pas. L’un des leurs, tombé sur la borne de pierre, se tortille en gémissant de douleur et depuis les ruines où ses camarades ont trouvé un abri, on les entend lui lancer ce que je suppose être des encouragements. Le blessé peine à se relever, et tous nos fusils sont braqués sur lui quand bien même il a lâché son arme. Je l’entends tousser et grogner comme un animal blessé pendant que ses camarades continuent de lui parler. Je ne comprends pas la langue mais j’entends clairement l’inquiétude dans leurs voix. Le blessé est tombé à côté de sa borne et rampe sur le sol. Pendant un temps, il répète des choses ou un mot revient encore et encore : Blut.

Ducastel guette. Il a son arme prête à ouvrir le feu sur quiconque viendra aider le soldat.

“Mon père, dit Papa, tout de même ! Laissez-le l’emporter ! Il est blessé !
– Pour qu’il revienne ? répond l’officier en armant son revolver. Ben tiens !
– Vous êtes prêtre ! s’emporte Papa. Et la charité chrétienne ?
– Comme son nom l’indique, c’est pour les Chrétiens.”

L’Allemand essaie une dernière fois de se relever, mais il retombe lourdement sur le sol près du cadavre de son camarade. Il remue faiblement les bras et se met à appeler : Mama ! Mama !

Je n’ai pas besoin de traduction pour comprendre. J’ai la gorge qui se serre et repense à l’agonie de Coutier.

Les Allemands, depuis leur cachette, lui crient des choses à toute vitesse, et au moins l’un d’entre eux a des sanglots dans la voix. Papa s’énerve et le ton commence à monter au sein de notre propre escouade.

“Mon père, laissez-le partir ! On ne va pas l’écouter crever !
– Papa, tu poses ton cul et tu vises, c’est un ordre !
– C’est un putain de gamin qui appelle sa mère ! gueule Papa.
– Et c’est un putain d’appât ! répond sèchement Ducastel. S’ils viennent le chercher, on arrose !
– Ils ne viendront pas ! conteste notre camarade Et même s’ils approchent, ils seront trop loin pour qu’on fasse des prisonniers, alors ça ne sert à rien de le laisser ici !
– Ah oui ? répond le sous-lieutenant avec un ton curieux. Alors c’est ton choix, Papa, pas le mien.”

Ducastel lève son arme et tire vers le blessé dont la tête tombe aussitôt. Ses gémissements s’arrêtent, et après un bref instant de silence, les Allemands se remettent à hurler, mais cette fois, de colère. Notre officier s’en moque bien : il prononce quelques mots en latin, probablement plus pour lui-même que pour l’homme qu’il vient d’exécuter, et nous ordonne de nous replier. À peine somme nous partis qu’une pluie de grenades s’abat sur la cimenterie, et peu près, quelques obus viennent s’y perdre.

Le retour dans nos lignes est agité. À peine avons-nous mis un pied dans la tranchée que Papa essaie d’agripper Ducastel par le col de son manteau, qui lui répond par un grand coup de poing qui envoie notre camarade au sol. Nous le relevons pendant que Ducastel le tance.

“Que tu ne sois pas d’accord, c’est ton problème ! Mon unité, mes méthodes !
– Ce ne sont pas des méthodes ! rétorque Papa en essuyant un peu de sang qui coule de sa lèvre ouverte. Ce pauvre gosse appelait sa mère !
– S’il y tenait tant, il posait son fusil et il rentrait chez lui, déclare le prêtre alors que l’engueulade fait sortir des hommes des abris alentours. Tu crois qu’il aurait hésité une seule seconde à te coller une balle, Papa ? C’est la guerre, tu t’en souviens ? Oublie tes jolis principes ! C’est toi et toute cette petite bande que j’essaie de sortir de la merde avec les méthodes que tu critiques tant !
– J’aurais pensé qu’un homme comme vous avait plus de considération pour la vie…”

Ducastel s’arrête et regarde tout autour de lui ceux de notre escouade qui le fixent de leurs yeux ronds derrière Papa. Les hommes des autres unités dans la tranchée font mine de s’intéresser à autre chose quand le regard du prêtre se pose sur eux. Finalement, le sous-lieutenant pointe Papa d’un doigt accusateur.

“C’est parce que j’ai de la considération pour la vie que je fais ce que je fais, sombre idiot. S’il faut que je tue un gosse pour abréger la guerre d’une seule journée, alors combien de vie aurais-je sauvé ? Penses-y, Papa. Et les autres aussi. Chaque fois que vous hésitez, vous faites durer ce merdier un peu plus longtemps. Et chaque minute perdue tue un peu plus de monde. Maintenant, allez vous foutre au pieu, j’ai plus urgent à faire. Je vous retrouve demain, même heure, et on retourne chasser du Fritz.”

Le prêtre s’éloigne d’un pas qui trahit sa colère et il se fraie un chemin à coups d’épaule au milieu des hommes qui encombrent la tranchée. Quant à nous, c’est en silence que nous allons nous coucher. Papa ne dit pas un mot, mais à la manière qu’il a de se mettre à l’écart, je comprends qu’il nous reproche de ne pas l’avoir ouvertement soutenu durant l’altercation avec Ducastel.

J’imagine que dans ce jeune Allemand qui agonisait, Papa a vu son fils.

Le lendemain, il ne pipe mot mais nous le sentons toujours tendu. En début de soirée, nous allons inspecter de fameux projecteur de marine que Ducastel a fait intervenir la veille. Deux soldats fument tranquillement la pipe près de l’énorme lampe installée dans la tranchée et reliée à un générateur posé au fond d’un abri. L’un des deux hommes lève un sourcil en nous voyant approcher.

“Ho, mais je les reconnais ceux-là ! s’exclame-t-il. Ce sont les oiseaux de nuit !
– C’est notre appellation officielle ? demande Jules en tête de file.
– C’est comme ça que votre sous-lieutenant vous appelle en tout cas… répond l’autre en haussant les épaules. Entre nous on dit plutôt “les pauvres gars qui doivent suivre l’autre taré”.
– Moins poétique, mais plus réaliste, assène Jules. Qu’est-ce que vous foutez-là avec votre lampe de bateau ?”

Les deux hommes nous expliquent rapidement ce qu’il en est : à force d’entendre parler des patrouilles qui rôdent dans Berry-au-Bac la nuit, le commandement a fait amener ce projecteur pour surveiller la ligne. Une bonne idée que Ducastel a su exploiter dès le premier jour où l’engin est arrivé. Cependant, ils ne peuvent l’utiliser que durant quelques minutes tout au mieux : la lumière est visible à des kilomètres, et il faut la couper avant que les pointeurs de l’artillerie d’en face n’ajustent leur tir. Quant à tirer dessus au fusil… le faisceau est si aveuglant qu’il est compliqué pour un Allemand d’en faire son affaire.

J’imagine que ce n’est qu’une question de jours ou de semaines avant que les Allemands n’installent la même chose en face. Et je ne suis pas pressé qu’ils le fassent.

Nous passons encore plusieurs nuits dehors sans croiser l’autre patrouille. Nous entendons toujours le bruit des voitures qui viennent ravitailler les Allemands à Guignicourt, et une fois, on entend même clairement une locomotive. Grâce aux informations que nous avons ramenées, notre artillerie intervient presque à chaque fois.

Mais la nuit dernière, nous avons enfin avancé dans notre mission.

À plusieurs reprises, Ducastel s’était arrêté ces derniers jours près de l’église en ruines du village, pour se signer en passant devant l’autel et s’agenouiller près d’un objet abandonné pour l’étudier comme un pisteur penché sur des traces. Et le soir du 25 février, il nous guide une fois encore jusqu’au lieu de culte. Ou du moins à ce qu’il en reste.

Nous entrons dans ce qui fut autrefois la nef, désormais crevée, et passons près de l’autel où sur la croix, il ne reste du Christ que deux bras qui pendent seulement retenus par les clous aux mains. Ducastel grommelle quelque chose et s’arrête près de l’autel derrière lequel il se penche pour soulever une énorme dalle qui révèle un escalier s’enfonçant dans l’obscurité.

“Rentrez.”

Nous obéissons et descendons à tâtons le vieil escalier de pierre, incapables de voir ce qu’il y a devant nous. Finalement, Ducastel s’engage à notre suite dans le souterrain et allume sa lampe électrique.

Nous sommes dans la crypte de l’église. Tout autour de nous, dans un réduit empierré, des sarcophages de pierre s’alignent, couverts d’inscriptions latines que je peine à lire. Nous voici au milieu des morts sans que je comprenne ce que nous faisons là. Derrière nous, le sous-lieutenant a rabattu le tapis ruiné de l’autel sur le trou par lequel nous nous sommes engagés, ce qui nous permet d’avoir un peu de lumière sans que cela ne puisse se voir de l’extérieur.

“Qu’est-ce qu’on fait là, mon père ? demande Choiseul.
– On attend, répond-t-il mystérieusement.
– On attend quoi ?
– À ton avis mon gros ? Si j’en crois les petits cadeaux laissés par les Boches, ils passent ici chaque nuit. Je vais leur apprendre, moi, à violer un lieu sacré !”

Il fait tournoyer son gourdin dans sa main, un sourire inquiétant aux lèvres, puis éteint sa lampe.

“On attend. Personne ne s’endort.”

La voix de Ducastel tourne dans l’obscurité. Je suis assis contre le sarcophage où repose probablement le corps d’un ancien prêtre de la paroisse, durant de longues heures à chuchoter avec Jules et Choiseul, assis près de moi. Nous pensons qu’il ne se passera rien de la nuit, jusqu’à ce que nous entendions des bruits à la surface.

On marche.

Des pas prudents non loin de l’entrée de la crypte. Je ne réalise que trop tard que nous sommes enfermés dans une véritable souricière : et si un Allemand remarquait la dalle soulevée à l’entrée ? Et s’il jetait une grenade dans notre réduit ? Tous mes muscles se tendent rien qu’à cette idée et j’ose espérer que Ducastel a pensé à cette éventualité.

À cet instant précis, je le hais pour nous avoir menés ici.

Mais c’était sous-estimer son plan.

Ducastel a prévenu les hommes du projecteur de marine. Ils savent où nous sommes et que guetter. Et nous levons tous la tête en entendant le vrombissement du générateur qui s’allume, avant d’apercevoir la lumière du faisceau braqué sur l’église au travers du tapis qui couvre l’entrée de notre cachette. Des ombres y remuent alors que le projecteur bouge, et surtout, nous entendons les Allemands jurer.

Ducastel court dans l’escalier et dégage d’un geste le tapis pour surgir de la crypte.

Des détonations secouent le souterrain alors que nous courrons à la suite du prêtre : notre officier vient d’envoyer une bordée de grenades sur les hommes qui occupent l’église. Et au moment où je sors du réduit aux sarcophages pour m’abriter derrière l’autel, prêt à tirer, Jules à côté de moi, chacun son fusil posé d’un côté de la croix, nous n’en croyons pas nos yeux.

Surpris tant par l’intervention du projecteur que par l’apparition improbable de Ducastel dans les instants qui ont suivi, les Allemands se sont aussitôt repliés. Et nous les entendons courir et lâcher des coups de feu depuis la rue devant l’église. Des chaises et prie-Dieu ont été renversés par l’explosion de grenades, et le nuage de fumée d’une suffocante continue de s’étendre à l’entrée de l’église. Dans la lumière du projecteur, Ducastel est penché comme un énorme rapace sur une forme allongée.

Un Allemand, vivant, qui le fixe terrifié.

“Un sergent, hein ? dit Ducastel en étudiant le col de l’uniforme de sa victime. C’est ça qu’on envoie pour essayer de m’arrêter ? Allez, va, viens là pauvre con, tu feras l’affaire.”

Le visage de l’Allemand est sanguinolent, tout comme le gourdin de Ducastel. Il relève sa cible sans ménagement et alors que depuis l’extérieur, le reste de la patrouille ennemie se réorganise pour tenter de reprendre le contrôle de l’église, Ducastel nous fait sortir avec notre prisonnier par un trou dans le mur du bâtiment. Nos pieds écrasent des morceaux de vitrail brisé avant que nous ne nous enfuyions vers nos lignes avec notre prise.

Tout du long, Ducastel rit comme un dément, trop fier de son coup.

Et le prisonnier derrière lui court tout aussi vite, incapable de croire ce qu’il vient de se passer. Pas plus que nous, d’ailleurs.

Cette nuit, nous avons capturé notre premier Allemand. Un sergent. Grand et plutôt costaud, avec des cheveux blonds collés par le sang. Il a une joue et la lèvre ouvertes par les coups que Ducastel lui a donnés, mais malgré tout, il a une certaine prestance. Une fois dans notre tranchée et passée la surprise, son visage se contracte dans une expression digne et il répète en boucle la même phrase incompréhensible.

“Ouais, ouais, Hans, on va te trouver un traducteur, t’inquiète ! lui dit Ducastel.”

À chaque fois que nous passons devant un guetteur dans la tranchée et qu’il aperçoit le col où sont brodés les insignes de grade de notre prisonnier, la sentinelle siffle d’admiration ou nous lance un compliment. Et pour une fois, nous avons un sourire de fierté en revenant de notre patrouille nocturne.

“Mission accomplie ! s’exclame Weinberg.
– Mouais… ça ne reste qu’un sergent, intervient Kane. Tu vas voir qu’ils vont dire que ça ne suffit pas.
– M’en fous, y voulaient un gus, y z’ont un gus ! dit Benoît. Maint’nant, y s’démerdent avec !”

Et notre file de patrouilleurs remonte vers son abri pendant que l’on continue de nous admirer tout au long du chemin. Un lieutenant se permet même un bref applaudissement en voyant le prisonnier que Ducastel fait avancer devant lui à l’aide de son gourdin.

Le captif disparaît avec Ducastel pour être emmené en interrogatoire. Quant à nous, nous regagnons notre abri et soupirons de bonheur à l’idée de nous reposer.

Faudra-t-il repartir en patrouille demain ? Nous l’ignorons.

Mais ce que nous savons, c’est que nous ne partirions avec personne d’autre que Ducastel.

Il est fou. Et dangereux.

Deux qualités essentielles, au front.

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